ESCHYLE (env. 525-456 av. J.-C.)
Les dieux
Même si l'on considère la tragédie des Perses, qui est sans doute la plus proche de la réalité vécue, cette présence divine est essentielle. Le véritable auteur de la défaite perse est en effet un dieu : chacun le sait, chacun le dit. Et ce dieu ne peut que punir quelque faute passée. C'est bien pourquoi le chœur, dès le début, s'inquiète. Il revit en pensée l'orgueil de son jeune roi, qui a pu irriter les dieux : « Voilà pourquoi mon âme en deuil est déchirée par l'angoisse. » Et toute la pièce ne fait que confirmer cette crainte, qu'expliquer cette faute.
Dans le monde d'Eschyle, en effet, tout est toujours commandé par l'idée que les dieux sont des arbitres souverains. On voit intervenir dans tout ce théâtre de multiples divinités : Athéna, Apollon, les Érinyes ; quant à la tragédie de Prométhée, elle se joue tout entière entre dieux et Titans. On y voit aussi des morts qui reviennent au jour – comme Darius ou Clytemnestre – et une visionnaire en plein délire prophétique – la Cassandre d'Agamemnon. Ceux-là mêmes qui ne sont point prophètes sont parfois hantés de pressentiments. On prie sur des tombeaux. On prie lorsque l'on a peur. On récite de longues suites de noms divins, en un appel réitéré. Ou bien l'on se concentre sur les plus majestueux de tous, en un acte de foi brûlant de ferveur : « Seigneur des seigneurs, Bienheureux entre les Bienheureux, Puissance souveraine entre les Puissances, du haut de ta félicité, Zeus, entends-nous ! »
C'est que la toute-puissance divine ne connaît pas de limite. À chaque instant, elle peut intervenir, en bien ou en mal. Et, indéfiniment, Eschyle s'efforce de comprendre et d'interpréter cette toute-puissance en termes de faute et de châtiment.
Il est pourtant une tragédie dans laquelle la toute-puissance de Zeus n'a rien à voir avec la justice, et où elle semble tyrannique : cette tragédie (dont on a discuté l'authenticité) est le Prométhée enchaîné. L'on dirait même à certains égards un réquisitoire d'Eschyle contre la divinité. Le héros de la pièce est le Titan qui, selon la tradition, avait dupé Zeus et dérobé le feu pour le donner aux hommes : Eschyle en fait le héros qui a apporté aux hommes non seulement le feu, mais tous les arts et toutes les sciences. En châtiment de cette générosité, le jeune maître de l'Olympe, Zeus, le fait clouer sur un rocher, loin de tous. Ce Prométhée est une victime. Et la pitié des Océanides qui constituent le chœur ne laisse à cet égard aucun doute. Qui plus est, Eschyle n'a pas hésité à introduire à côté de Prométhée une autre victime, Io, la jeune fille changée en génisse et poursuivie, de continent en continent, par une colère qu'elle n'a rien fait pour mériter. Entre ces deux victimes, il n'est aucune place pour la justice divine. Et l'on comprend que la pièce ait pu servir de source aux poètes plus modernes qui ont voulu chanter la révolte de l'homme maltraité par les dieux.
Et pourtant, même là, Eschyle ne s'en tient pas à une telle révolte. D'abord, il n'a point fait de son Prométhée un héros martyr : Prométhée est orgueilleux, violent, sans modération ; il lutte contre Zeus de puissance à puissance, de fierté à fierté. Et, d'autre part, Zeus lui-même, ce Zeus si cruel, deviendra un jour moins cruel. Car tout n'est pas fini. L'on sait en effet qu'à la première pièce sur Prométhée – la seule que l'on connaisse – en succédaient deux autres, Prométhée délivré et Prométhée porteur de feu, et que tout s'achevait par un pacte de réconciliation. Même dans le Prométhée, par conséquent (à condition que l'on considère l'ensemble auquel la pièce appartenait), on voit poindre l'idée qu'avec le temps – ce temps qu'Eschyle compte[...]
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Écrit par
- Jacqueline de ROMILLY : ancienne élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, professeur au Collège de France
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