ESCHYLE (env. 525-456 av. J.-C.)
La justice
Eschyle croit à la justice divine. Et en particulier lorsqu'il s'agit de fautes mettant en cause soit le respect des dieux soit la vie des humains. Ses vers résonnent un peu partout du nom des Érinyes, les déesses vengeresses attachées à poursuivre le crime. Et à chaque instant il répète que toute faute est un jour châtiée. « Nul rempart ne sauvera celui qui, enivré de sa richesse, a renversé l'auguste autel de la Justice ; il périra. » C'est la vieille croyance grecque à la némésis, mais revue et rendue plus morale ; car, pour Eschyle, les dieux ne punissent plus simplement ceux qui s'élèvent trop haut : ils punissent une faute, ils incarnent la justice.
Cela ne veut pas dire que tout soit aisé à comprendre. Eschyle, qui n'a cessé de s'interroger sur les voies de cette justice, le sait mieux que personne : « Le désir de Zeus n'est point aisé à saisir. Mais, quoi qu'il arrive, il flamboie soudain, parfois en pleines ténèbres, escorté d'un noir châtiment, aux yeux des hommes éphémères... Les voies de la pensée divine vont à leur but par des fourrés et des ombres épaisses, que nul regard ne saurait pénétrer... »
De fait, Eschyle évoque une justice qui ne va pas sans cruauté, et dont le principe, pour nous modernes, est parfois assez déroutant.
Car les dieux prévoient de loin. S'il est un mortel qu'ils veuillent perdre, ils lui dressent des pièges, contribuent à son égarement, et l'orientent alors aisément vers la faute qui le perdra. C'est ainsi que les dieux eux-mêmes ont suggéré à Agamemnon de verser le sang de sa fille Iphigénie. Ils ont fait comme Clytemnestre, invitant ce même Agamemnon à pénétrer dans sa demeure en marchant sur la pourpre.
On a donc raison d'avoir peur, de guetter le sens des actes. Et l'on doit d'autant plus trembler que ces mêmes dieux d'Eschyle, une fois la faute commise, ne limitent pas leur colère à l'auteur de cette faute. Par un nouveau trait de cruauté, qui nous gêne beaucoup plus qu'il ne gênait Eschyle, la culpabilité d'un individu s'étend à tous ceux de son sang et se poursuit sur plusieurs générations après lui. Si bien qu'à chaque nouveau malheur les hommes se tournent, inquiets, vers ce passé dont ils ont hérité et qu'ils n'ont jamais fini de payer.
C'est là un aspect caractéristique dans Les Sept contre Thèbes. La pièce était la dernière d'une trilogie : elle était précédée d'une première tragédie, intitulée Laios, puis d'une deuxième, intitulée Œdipe. La tragédie des Sept contre Thèbes relate la guerre qui opposa entre eux Étéocle et Polynice, les deux fils d'Œdipe, maudits par leur père. Or tous les drames de la vie d'Œdipe venaient de ce qu'il avait tué son père Laios. Et le responsable des maux de toute cette race était précisément Laios, qui avait engendré un fils malgré l'ordre formel des dieux. On a donc, à la suite, trois générations. Et toutes trois expient la même faute initiale. Quand commence la pièce, on sait qu'Œdipe a maudit ses fils, et qu'ils doivent se tuer l'un l'autre, entraînant Thèbes à la ruine. Est-ce possible ? Étéocle est pourtant si pieux, si ferme, si fort, si décidé à sauver la ville !... Une longue description des sept chefs assiégeants, avec leurs emblèmes, tout frémissants d'orgueil, et la description parallèle des héros plus sages que leur oppose Étéocle ne fait que reculer et préparer ce moment décisif où, en face du septième assiégeant, qui est Polynice, se range enfin, cédant à la malédiction, le propre frère de Polynice, cet Étéocle qui, désormais, est entraîné vers le désastre. À l'issue de cette scène, voici que le sort en est jeté : Étéocle combattra son frère. Et il n'ignore pas pourquoi ; il reconnaît l'effet des crimes anciens : « Ah ! race furieuse, si durement haïe des dieux ! Ah ! race d'Œdipe –[...]
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Écrit par
- Jacqueline de ROMILLY : ancienne élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, professeur au Collège de France
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