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ESPACE, architecture et esthétique

Esthétique

Le problème de l'espace n'aura été longtemps pour l'Occident que celui de la représentation de l'espace. Et la confusion perdure chez plus d'un théoricien. Or des civilisations qui parfois même ne disposent d'aucun mot pour désigner le milieu à trois dimensions où s'ordonnent les objets font preuve d'un sens étonnant de l'espace selon une acception que l'Occident, à leur contact, est amené à redécouvrir, et vers laquelle, du reste, le conduisait sa propre évolution. À peine conclu, en effet, l'immense effort aboutissant à inventer la perspective, les plus grands peintres s'en désintéressent. Vinci spécule sur la possibilité d'une perspective courbe, Michel-Ange peint son Jugement dernier sur fond plat, comme Titien le fait pour ses derniers portraits. Et l'horizon, que Patinir et Bruegel auront porté sans doute à l'éloignement extrême, amorce aussitôt son reflux. Il est déjà plus proche chez Rembrandt ou Vermeer ; plus proche encore chez Watteau ou Chardin, et si voisin du contact au moment de l'impressionnisme qu'il ne permet plus qu'une perception brouillée du réel. Encore un rapprochement, et le spectacle vient à coïncidence avec la toile pour aussitôt la franchir, saillir en avant d'elle, au moment exact où le peintre crève la paroi de l'objet, qu'il peut enfin, lui semble-t-il, appréhender du dedans. Le cubisme, qui marque cette étape, met fin au problème de la représentation de l'espace. Toute distance résorbée, la toile ne peut plus être une intersection arbitrairement pratiquée dans la pyramide visuelle, comme le voulait Alberti. Elle n'est plus la « fenêtre » derrière quoi s'étendait le monde objectif, ou l'écran sur quoi il se projetait en même temps que cet écran nous séparait de lui et le posait comme monde à distance, uniquement accessible comme visibilité.

Mais, au terme de cette évolution, l'espace ne nous est pas simplement plus proche, il a changé de sens. Rien ne l'indique mieux que ces paroles de Cézanne : « Longtemps je suis resté sans pouvoir peindre la Sainte-Victoire, parce que j'imaginais l'ombre concave, comme les autres qui ne regardent pas ; tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre [...]. Vous le voyez comme moi. C'est incroyable, c'est ainsi. J'en ai eu un grand frisson. » Mais Joachim Gasquet le voyait-il, à qui ce mot s'adressait ? Car c'était une vallée qui s'étendait devant eux, séparant cette hauteur d'Aix où ils se trouvaient du flanc de la Sainte-Victoire. Et pouvait-il comprendre ce que Cézanne ajoutait : « Si je bouge seulement d'un peu, j'en ai pour des mois de travail ? » À la distance où ils étaient, quelques mètres n'eussent rien changé dans la forme de la montagne, mais Cézanne le savait, un paysage redéfinit son espace de façon d'autant plus totale qu'il bouge d'un angle plus faible.

Qu'est-ce à dire, sinon que l'espace est d'un autre ordre que la forme, à quoi l'on a cru pouvoir le réduire, et qu'il échappe à toute géométrie. Un arrangement de la chevelure suffit à transfigurer un visage familier. Ou, sans autre altération objective, ce peut être l'angle ou la distance d'approche qui le modifient au point de le rendre inconnu. « Dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, écrit Proust, celle que j'avais vue [...] faisait place à une autre. » Et Picasso disait à Françoise Gilot : « Bien que vous ayez le visage plutôt allongé, je dois, si je veux traduire sa lumière et son expression, l'irradier dans l'autre sens. Je compenserai cela en lui donnant une couleur bleu-froid. »

Ce n'est donc pas seulement dans sa saisie de l'objet, mais aussi dans l'acte par lequel il lui donne[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-VIII
  • : professeur à l'institut supérieur Saint-Luc, Bruxelles
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

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