ESPACE, philosophie
L'espace absolu
Emmanuel Kant remet en question, comme Leibniz, l'existence en soi de l'espace, ainsi que l'affirmation de son existence comme forme de la sensibilité d'un esprit infini, mais non l'absoluité que supposait la mécanique classique. Il pense, au contraire, pouvoir la fonder sans avoir besoin de la rattacher à Dieu, en la considérant comme la forme a priori de la sensibilité de tout esprit fini (Critique de la raison pure, 1781 ; seconde édition, 1787). La distinction absolue de la forme du temps et de celle de l'espace, la subordination de la seconde à la première dans la sensibilité sont d'autres signes du maintien de cette absoluité. Pour avoir un espace absolu, il n'est pas nécessaire de supposer un esprit tout-puissant, effectivement présent en tout point de cet espace.
Les développements contemporains de la connaissance scientifique mettent, eux, radicalement à mal l'idée d'espace absolu. Les mathématiques font, au xixe siècle, un nouveau saut dans l'abstraction. Il devient possible de construire des géométries sur des axiomatiques différentes de celle d'Euclide, qui est le système abstrait formalisé correspondant à notre perception des objets du monde sensible. Corrélativement, cette possibilité suggère que l'espace euclidien n'est lui-même qu'une construction objective et artificielle dont la valeur est relative. Il reste que l'espace euclidien pourrait demeurer le seul adéquat pour organiser notre connaissance du monde physique. Or, à partir de 1905, avec les théories de la relativité restreinte et de la relativité généralisée, Albert Einstein vient récuser l'espace absolu – c'est-à-dire l'espace comme le milieu physique réellement existant pouvant servir de repère absolu à la perception du mouvement – en même temps qu'il donne une réalité plus concrète à l'espace : celui-ci n'est plus un cadre indifférent à ce qui s'y passe, mais un continuum espace-temps interagissant avec les corps qui s'y trouvent. Les masses des corps influencent les propriétés de l'espace. Il est un champ dont les propriétés deviennent manifestes dès qu'un corps matériel est présent en lui. Par là, il ne saurait être considéré comme l'« objet » d'un observateur qui lui serait extérieur. Il n'est donc rien de transcendantal ni de métaphysique.
Pendant que se développent la théorie de la relativité et ses suites, en philosophie, la phénoménologie propose une critique de la vision scientifique objectiviste et cartésienne du monde. Elle fait retour, ainsi d'ailleurs qu'un certain nombre de recherches relevant des sciences naturelles et humaines, à l'espace concret ou, comme l'on dit de façon plus abstraite mais moins statique, à la spatialité telle que nous la vivons dans notre existence courante. Dans notre perception, en effet, l'espace ne nous apparaît pas comme l'espace objectif indifférent de la géométrie euclidienne, mais comme le champ qui s'organise autour du lieu où celui qui perçoit se trouve, et de la perspective qu'il a, de là, sur ce qu'il perçoit. Il est alors impossible de dire si la spatialité est subjective plutôt qu'objective. Elle est seulement la spatialité du corps qui perçoit. Maurice Merleau-Ponty le souligne : comme la chair qui sent et perçoit est chair d'un corps situé parmi les corps, une perception de ceci ou de cela s'organise à la fois temporellement et spatialement.
Le dépassement par la pensée scientifique de la représentation absolutiste de l'espace et le retour à l'expérience, première et naturelle, de l'espace nous donnent, de deux façons différentes, accès à une mouvance et à une profondeur de l'espace qui sont autant de défis pour la représentation.
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Écrit par
- Hubert FAES : maître de conférences à l'université de Bourgogne
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