ESPAGNE (Arts et culture) La littérature
Tendances contemporaines
Les années noires (1939-1959)
La guerre civile et l'instauration du régime franquiste bouleversent totalement les données de la création artistique en Espagne. La mort de Lorca et d'autres écrivains, comme Miguel Hernández, l'exil de beaucoup d'autres (Rafael Alberti, Ramón Sender, etc.) signifient la rupture de la continuité littéraire. Par ailleurs, le régime met en place un système de censure très répressif, et impose à tous les secteurs de la culture une orientation conforme à l'idéologie du parti unique, la Phalange. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'une des premières caractéristiques de la vie littéraire espagnole après la guerre civile soit la remise à l'honneur des écrivains du passé. Ainsi, lorsqu'après quelques années de silence la création poétique semble reprendre, c'est autour d'une revue fondée par le pouvoir et dont le nom, Garcilaso, indique assez la tendance résolument néo-classique. Ses collaborateurs, comme José García Nieto ou Dionisio Ridruejo, pratiquent une poésie intemporelle dont la sérénité est sans rapport avec le climat tendu qui règne dans le pays. Un mot clef, escapismo (fuite devant les réalités, refus de l'engagement), servira plus tard dans les débats autour de la littérature pour caractériser cette attitude qu'on retrouve tout particulièrement dans le théâtre où ce sont les gloires finissantes du début du siècle (Jacinto Benavente, Eduardo Marquina, les frères Quintero) qui tiennent le plus souvent le haut de l'affiche au titre de la modernité. Ces vieux dramaturges, ainsi que des auteurs plus jeunes comme Alfonso Paso, Juan Ignacio Luca de Tena ou Edgar Neville, fournissent un théâtre de distraction, très conventionnel, et d'autant plus inoffensif que le public auquel il s'adresse est de toute façon restreint à la bourgeoisie aisée de Madrid et de Barcelone.
C'est du côté du roman que se manifestent très tôt les signes d'une ouverture possible. Non que la production romanesque ne soit envahie, dans la logique des choses, par des imitations du roman réaliste du xixe siècle, comme en témoignent les œuvres de Juan Antonio Zunzunegui et Ignacio Agustí. Mais l'évolution récente des techniques narratives, et en particulier le néo-réalisme pratiqué depuis plusieurs années par des écrivains nord-américains (Steinbeck, Hemingway, Caldwell, etc.), apporte aux romanciers espagnols une échappatoire partielle. Le récit néo-réaliste, qui peut se limiter à la description de lieux ou de comportements et à la transcription de dialogues, permet de rendre compte de la réalité dans ses aspects les plus négatifs sans pour autant se référer à un système de valeurs explicitement formulé. Il y a donc là un moyen d'éviter la censure, très bien exploité par Camilo José Cela (La Familia de Pascual Duarte[La Famille de Pascual Duarte], 1942) et surtout par Rafael Sánchez Ferlosio (El Jarama,[Les Eaux du Jarama], 1956). En même temps, le néo-réalisme littéraire apparaît comme l'expression idéale de la tendance existentialiste sous-jacente dans nombre de romans espagnols de cette époque-là. Il ne s'agit certes pas d'une attitude construite à la manière de Sartre ou de Mounier, mais plutôt d'un existentialisme embryonnaire servant de position obligée face à une situation invivable. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on sait à Madrid mieux encore qu'à Saint-Germain-des-Prés ce que sont les pressions d'une contingence aveugle, la faillite des systèmes idéologiques, le sentiment de l'absurde et l'angoisse existentielle. Ce n'est pas par hasard si le premier roman de l'après-guerre à obtenir quelque succès fut, en 1944, Nada (Néant) de Carmen Laforêt, et si les titres des meilleurs récits de cette période évoquent une société déshumanisée[...]
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Écrit par
- Jean CASSOU : écrivain
- Corinne CRISTINI : maître de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université
- Jean-Pierre RESSOT : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles
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Médias