ESPAGNE (Le territoire et les hommes) L'ère franquiste
L'Espagne apparaît comme le prototype des nations européennes longtemps vouées à une sorte de fatalité autoritaire, et le régime franquiste comme le symbole de l'autoritarisme moderne en Europe. Pourtant, si la guerre d'Espagne a suscité des études nombreuses et approfondies, et si elle a pris une sorte de valeur universelle, la dictature issue de ce conflit n'a guère retenu l'attention que comme objet d'anathème. Le principe de la condamnation de ce régime étant acquis, il reste à en cerner les contenus et facettes multiples, à commencer par les facteurs qui peuvent expliquer la singulière longévité – trente-neuf années – de l'ère franquiste.
Les origines lointaines d'une dictature
Il ne s'agit pas de revenir sur le déroulement même de la guerre civile. Il va de soi que la dictature franquiste procède du soulèvement militaire du 18 juillet 1936, et qu'elle s'identifie plus directement au général Franco à partir du 1er octobre de la même année, lorsque le Caudillo s'arroge le titre de chef de l'État. Mais ce constat n'épuise pas l'essentiel, qui touche au conditionnement profond de la dynamique autoritaire incarnée par Franco.
Les effets du retard économique
Pour Lénine, la politique n'est que « de l'économie concentrée ». L'idée est fausse sous cette forme tranchée. Relativisée, elle introduit l'une des dimensions de la singularité politique de l'Espagne. Dans l'Europe du Nord et de l'Ouest, la naissance des régimes parlementaires qui préfigurent les gouvernements démocratiques reflète l'émergence d'une nouvelle élite économique puis politique – la fameuse bourgeoisie – capable de ravir le pouvoir à des élites plus anciennes. Systématiquement, le développement agricole, puis industriel, y assure plus que subsidiairement le bien-être croissant des masses. Dans cette perspective, il apparaît que, si l'industrialisation réussie entraîne la protestation ouvrière et la radicalisation politique, elle contient en même temps l'antidote d'une contestation trop violente des prolétaires qu'elle libère peu à peu de leur misère séculaire. La conjonction de ces deux aspects de la révolution capitaliste induit, en somme, le mariage possible de l'élitisme parlementaire et du suffrage universel, par-delà le progrès de la démocratie.
Or, les conditions de ce progrès ne se trouvent pas réunies en Espagne avant la seconde moitié du siècle présent. En 1936 encore, ce pays se caractérise toujours – par rapport à l'Europe occidentale et septentrionale – par un retard économique considérable. Retard qui revêt deux visages. D'une part, l'Espagne rate à la fin du xixe siècle sa révolution industrielle au sens propre. Si l'industrie textile est à sa mesure et permet la consolidation d'un îlot économique moderne en Catalogne, l'essor de l'industrie lourde – sidérurgie en particulier – y est freiné par l'étroitesse de son marché et le réflexe malthusien des détenteurs de capitaux. De la sorte, nulle classe dirigeante véritablement nouvelle et conquérante sur le plan politique n'y émerge à l'échelle nationale, pour se transformer en ferment d'un parlementarisme authentique. Ou plutôt, cette classe libérale se circonscrit-elle aux rares régions périphériques modernisées au niveau de l'économie que sont la Catalogne et le Pays basque. D'où le conflit potentiel, puis manifeste, qui se déclenche entre le pouvoir politique madrilène, crispé sur les attributs d'un centralisme étatique débile, et le pouvoir économique basco-catalan. Conflit qui débouche sur la revendication autonomiste de ces deux provinces, sur l'affirmation de leur identité démocratique particulière à l'échelon local, mais assez indifférente à l'avenir de la démocratie dans l'ensemble du pays.[...]
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Écrit par
- Guy HERMET : directeur de recherche émérite à la Fondation nationale des sciences politiques
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Médias