ESPAGNE (Le territoire et les hommes) L'ère franquiste
Les phases du franquisme
Cet arbitrage tend, en définitive, à annuler les forces sur lesquelles il s'exerce en n'en laissant prévaloir aucune. La règle d'or du franquisme est son immobilisme, qui correspond d'ailleurs à l'exigence conservatrice de ses partisans aussi bien qu'au tempérament désabusé de son chef. Paradoxalement, pourtant, l'Espagne franquiste des dernières années n'a plus grand-chose de commun avec celle de 1939 ou de 1950, en ce qui concerne son articulation politique interne mais plus encore sa stratégie extérieure et – surtout – sa réalité matérielle et culturelle. Mais, plutôt que d'évolution, mieux vaut parler sans doute de phases de l'ère franquiste, obéissant chacune à la logique d'un environnement nouveau.
Velléités totalitaires et non-belligérance
La première de ces phases, qui couvre les années 1939-1944, tend souvent à caractériser l'ensemble du régime pour qui le réduit à un autoritarisme « fasciste », homologue des dictatures mussolinienne et hitlérienne. Mais probablement faut-il rappeler que le franquisme des origines est infiniment plus répressif et sanglant que le fascisme italien, à tout le moins. En réalité, le franquisme des années immédiatement postérieures à la guerre civile achève la contre-révolution entreprise depuis 1936, mais demeurée inachevée dans les territoires contrôlés jusqu'à leur défaite finale par les républicains.
Cette opération réactionnaire est pour une part une contre-réforme agraire, une remise en ordre violente des zones rurales collectivisées par les communistes ou les anarchistes. Elle se présente plus cruellement encore, d'autre part, comme une « solution finale » visant à l'élimination physique des militants ouvriers ou de gauche demeurés dans le pays. Dans cet esprit, on procède à 192 000 exécutions légales du 1er avril 1939 au 30 juin 1944, sans compter les assassinats perpétrés par tous ceux qui s'attribuent le droit de venir puiser leur contingent de victimes dans les prisons pendant les mois qui suivent la victoire. Prisons ou camps de concentration qui rassemblent des centaines de milliers d'ex-soldats loyalistes en 1940-1941, astreints ensuite à un long service expiatoire plutôt que militaire dans les unités disciplinaires de l'armée nationale.
Cette mise au pas sanglante de la classe ouvrière constitue bien l'essentiel, qui s'apparente à la répression de la Commune de Paris par les versaillais plutôt qu'au fascisme, et répond au vœu des grands propriétaires, des industriels, mais aussi d'une masse petite bourgeoise et paysanne qui assiste au spectacle avec une sorte de fascination satisfaite. Le fascisme est présent au travers de la Phalange, il est vrai, et celle-ci représente sans conteste le travestissement du régime à cette époque favorable aux puissances de l'Axe. Mais Franco tient la gageure de laisser l'Espagne en dehors de la guerre mondiale, en dépit des pressions germano-italiennes. Peu reconnaissant pour l'aide décisive reçue de 1936 à 1939, le Caudillo se contente de passer de la neutralité à la ... non-belligérance en juin 1940, pour revenir d'ailleurs à la neutralité en 1944, lorsque les choses se gâtent pour l'Allemagne. La gesticulation fasciste permet de temporiser, de démontrer vis-à-vis de l'Axe une fraternité oratoire. De surcroît, elle offre une issue aux aspirations généreuses de ceux des soutiens du régime qui se sentent l'âme plébéienne, à qui la répression anti-ouvrière peut répugner à la limite. Le secteur fasciste de la Phalange connaît alors sa période faste, où les militaires et les évêques eux-mêmes jugent bon de saluer le bras tendu, et où les « nationaux syndicalistes », comme Gerardo Salvador Merino, se voient déjà en rédempteurs d'une classe ouvrière convertie à un franquisme libéré des banquiers et de l'aristocratie latifundiaire.[...]
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Écrit par
- Guy HERMET : directeur de recherche émérite à la Fondation nationale des sciences politiques
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Médias