ESTHER KAHN (A. Desplechin)
Les films d'Arnaud Desplechin ont besoin de la fiction de l'autre comme d'une réalité, aussi tragique soit-elle. Cette fiction peut être fournie par le récit de l'écrivain, ou bien délivrée par la seule existence de cet autre. Son omniprésence suffit à provoquer le désir de l'enregistrement et du découpage cinématographique : ce sera tour à tour le cousin dont la mort survenue brutalement entraîne une réunion de famille (La Vie des morts, 1990) ; la tête d'un inconnu, emballée dans un linge telle une relique, compagnie fossilisée embarrassante et fascinante d'une part desséchée et inanimée de l'autre (La Sentinelle, 1992) ; trois femmes, et leurs relations de conflits avec les hommes (Comment je me suis disputé... Ma Vie sexuelle, 1996) ; avec Esther Kahn (2000), le petit peuple juif et londonien à la fin du xixe siècle.
L'autre, considérable, c'est aussi le cinéphile que Desplechin est devenu, celui dont la découverte des films de ceux qui viennent d'ailleurs a modelé de façon abstraite (au stade du scénario) et matérielle (à l'étape du tournage) la conception de ses propres travaux : les Américains qui dans les années 1970 tournent encore en studio (Francis Ford Coppola, Sydney Lumet, Sydney Pollack, Milos Forman), et Jacques Lanzmann qui a réalisé l'immense Shoah. La fiction qui naît de ces rencontres est le butin du spectateur et du lecteur, de celui qui parvient à faire la preuve de son existence à partir de l'expérience des films qu'il a vus, des livres qu'il a lus, des autres qui l'ont précédé. Comment ne pas penser ici à François Truffaut et à sa Chambre verte ? Impossible, également, en voyant Esther Kahn, de ne pas se souvenir de L'Enfant sauvage et des Deux Anglaises et le continent. À la différence qu'ici le narrateur n'est emporté ni par un texte ni par une action. Figure opaque et quasi muette, il se confond avec l'omniprésence de l'actrice (Summer Phœnix) qui incarne Esther Kahn.
On comprend donc que le personnage d'Esther ait ravi Arnaud Desplechin : elle est l'Autre absolument, petite puis jeune fille, juive, anglaise, citadine, actrice. Comme lui lorsqu'il réalise ses films, elle a constamment besoin de la présence d'une humanité à portée de son regard et de ses mains. Elle cherche à la fois une source où puiser, sidérée, l'expression de ses affects et un public qui lui tienne lieu de témoin : le théâtre sera ce monde en soi.
Le récit est adapté d'une courte nouvelle d'Arthur Symons tirée des Aventures spirituelles (1904), qui rassemblent des « études en sensibilité spéciale ». Esther Kahn est le portrait de « l'actrice qui, enfant, dans le ghetto, observait les mains des gens et leur façon de se mouvoir » (Ezra Pound). Dans la lignée des films de David Lean inspirés de l'œuvre de Dickens, ce film tourné à Londres se passionne pour l'édification d'un personnage, pour le choix de son instruction, s'intéresse à l'épreuve de sa construction, à travers notamment l'apprentissage du métier d'acteur sous la houlette d'un vieux comédien, Nathan (Ian Holm). Comme les orphelins Oliver Twist, David Copperfield ou Pip, le héros des Grandes Espérances, Esther est fière de son nom. Comme eux, elle est en demande d'adoption, et se sent décalée au sein même de sa propre famille. Vers le milieu du film, on voit ainsi Esther rendre visite à sa sœur dans les bureaux où celle-ci travaille : on a l'impression qu'elle voudrait non pas tant qu'on la reconnaisse mais que, essentiellement pareille et différente, elle soit acceptée. Sa sœur ne comprend pas cette intrusion subite, pas plus qu'Esther ne sait dire ce qui l'a menée là. Mais il est certain que, pour elle, cela compte de se retrouver face à cette sœur, même si celle-ci la rejette. En ces[...]
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Écrit par
- Marie-Anne GUÉRIN
: critique de cinéma aux
Cahiers du cinéma et àTrafic
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