ESTHÉTIQUE L'expérience esthétique
La notion d'« expérience esthétique » recouvre des acceptions très distinctes. De nos jours, le sens « subjectiviste » qu'a légué le xixe siècle paraît avoir prévalu, sans qu'il faille pour autant privilégier le point de vue du spectateur : nous trouvons normal, par exemple, qu'un compositeur nous parle de lui-même dans sa musique ; nous écartons ainsi le sens « objectiviste » en honneur au xviiie siècle, lequel stipulait que les affects étaient pourvus d'assez de réalité pour être « imités », sans que le musicien qui les dépeignait engageât trop son « moi » dans cette affaire. Qu'est-ce qui a motivé ce passage de l'objet au sujet ? Toujours en ce qui concerne la musique, l'idée que les sons peuvent véhiculer de façon tout à fait préférentielle les sentiments, parce qu'ils en sont les « signes naturels ». Il suffit donc à celui qui souhaite atteindre, en tant que créateur, une certaine originalité d'exhiber (à l'aide des conventions en vigueur) « ses » sentiments, ou les sentiments qu'il feint d'éprouver « par lui-même », pour que sa musique soit reconnue comme « naturelle », et de ce fait, xixe siècle oblige, immédiatement légitimée. Que les sentiments non seulement puissent, mais encore exigent légitimement d'être feints, cela sonne tout de même un peu faux ! La meilleure façon de tirer son épingle du jeu pour un compositeur qui se respecte, ce sera de se décharger sur l'interprète : volens nolens, ce dernier, pour peu que la partition s'orne d'un con expressione, « s' »exécutera. Si bien que le critique (ou l'auditeur en général) se trompe s'il entre en état d'éréthisme chaque fois qu'il imagine pénétrer, grâce à l'œuvre, dans la vie privée du musicien ; il n'a pas compris que le « moi » est ce que le compositeur se compose en premier pour lui-même (et plus exactement encore : pour n'être pas lui-même).
Sans aller jusqu'à rejeter l'esthétique en tant que telle, comme n'hésitait pas à le faire Heidegger, on peut être tenté d'en récuser le subjectivisme. Mais, si d'aventure on y parvient, que restera-t-il au juste de l'« expérience » ? Une telle interrogation peut paraître académique ; elle est en réalité cruciale, car c'est de la réponse qui lui est apportée que dépend le jugement ultime concernant le devenir de l'art actuel.
L'expérience comme expérimentation
Liée à un sujet, l'expérience fait d'abord problème parce que la subjectivité qui est censée l'éprouver risque d'être labile, de se dérober et de faire défaut. C'est ce que révèle déjà l'étymologie allemande : Erfährung contient le verbe fahren, « voyager ». Ainsi que l'a formulé le musicologue Carl Dahlhaus, s'il est normal que l'interprète désireux d'émouvoir son public soit lui-même ému (ce qu'au xixe siècle le pape des théoriciens formalistes, Hanslick, admettait volontiers), en revanche le compositeur qui vise à l'expressivité se voit contraint de se plier à deux sollicitations apparemment contradictoires. D'une part, une expérience qui veut aller jusqu'au bout d'elle-même et passer pour originale doit éviter de se répéter : il lui faut devenir synonyme de nouveauté et proscrire toute perpétuation du « déjà-là ». D'autre part, ne serait-ce que pour se laisser identifier et homologuer en tant qu'expérience, elle a besoin de revendiquer une certaine stabilité et de paraître appartenir à un certain passé. Le musicien expressif cultive le cliché, il est l'homme des tics et des kits.
Nul n'a mieux expliqué le caractère inéluctable d'une telle aporie que le maître du pragmatisme américain, le philosophe John Dewey[...]
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Écrit par
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
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