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ESTHÉTIQUE L'expérience esthétique

L'expérience comme totalité interne

Chronos, le temps de la mesure, renvoie, selon la Logique du sens de Gilles Deleuze, à la succession incessante des instants. Une œuvre musicale peut être jouée ou écoutée comme un pur défilé de sonorités : quand le montage ne parvient pas à « prendre », ce qui advient demeure indifférent. Au temps « pulsé » de la simple chronologie, Deleuze oppose le temps « lisse » du devenir pur, l'Aiôn d'Héraclite. Bousculant les formes, Aiôn dynamise les événements en les forçant à épouser les trajectoires par lesquelles pourront communiquer l'avenir et le passé. Cette distinction trouve son homologue en peinture : l' espace « haptique », tactile et mouvant, propre à l'art gothique, au baroque des plis et replis, et dont Deleuze découvre l'épanouissement chez Francis Bacon, correspond à l'Aiôn ; il caractérise l'expérimentation réussie. En revanche, si les striures de l'espace « optique » exaltent la lumière, comme en Grèce, à Byzance ou dans l'art chrétien, elles privent l'esprit de l'immersion aveugle dans la chair en substituant le survol au contact. Une telle opposition corrobore celle que suggérait naguère Mikel Dufrenne au sein de l'œuvre d'art, entre « monde représenté » et « monde exprimé ». Selon la Phénoménologie de l'expérience esthétique, en effet, l'œuvre qui se borne à représenter peut bien copier le réel, elle n'atteint pas vraiment un monde, parce qu'elle livre sur celui-ci des informations parcellaires qui ne débouchent que sur une « cosmologie négative » placée sous le signe de l'incertitude. Mais on ne saurait en rester à cette « représentation pure », qui n'ouvre que sur « ce qui toujours se dérobe et ne peut être totalisé ». L'enjeu est important : « D'où vient que nous puissions parler d'un monde si nous sommes voués à ce désarroi infini, toujours renvoyés d'objet en objet ? Il faut bien que nous tenions de quelque source l'idée d'une totalité possible, d'une unité de cet indéfini. Or, dans le monde objectif que la science cherche à maîtriser, on peut penser que l'idée de cette unité vient du principe même d'unification : ce qui assure l'unité du monde ce qui permet de penser un monde , c'est que toutes choses sont également soumises aux conditions de l'objectivité ; ce qui détermine l'indéterminé, c'est au moins ceci qu'il est indéfiniment déterminable. Est-ce là vraiment la source de l'idée de monde ? [...] Ce sont les œuvres manquées celles qui n'offrent qu'une représentation incohérente qui s'en remettent à l'entendement du soin d'ordonner les éléments qu'elles proposent. Les œuvres véritables, même si elles déconcertent l'entendement, portent en elles le principe de leur unité, d'une unité qui est à la fois l'unité perçue de l'apparence lorsque l'apparence est rigoureusement composée, et l'unité sentie d'un monde représenté par l'apparence, ou plutôt émané d'elle, de sorte que le représenté signifie lui-même cette totalité et se convertit en monde. »

On pourrait donc se demander si, même dans le domaine de la connaissance, ce n'est pas « le monde exprimé qui aimante le monde représenté » : l'expression se verrait alors reconnaître une fonction quasi démiurgique, débordant les frontières de l'expérience esthétique comme telle. En ce qui concerne l'art, le « principe d'unité » vient en tout cas de la capacité de l'œuvre à signifier non seulement « en représentant », mais « à travers » la représentation : « en manifestant une certaine qualité que le discours ne peut traduire, mais qui se communique en éveillant un sentiment. Cette qualité propre à l'œuvre ou aux[...]

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Écrit par

  • : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII

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Médias

John Cage - crédits : H V Drees/ Hulton Archive/ Getty Images

John Cage

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