ESTHÉTIQUE Vue d'ensemble
Qu'est-ce que l'esthétique ? Le philosophe allemand Martin Heidegger la définissait, en 1936, comme « la science du comportement sensible et affectif de l'homme et de ce qui le détermine », étant entendu que ce déterminant est le beau, que le beau peut aussi bien apparaître dans la nature qu'être issu de l'art, et que l'homme, s'il se targue souvent d'en être l'auteur, ne saurait refuser d'en être d'abord le témoin.
Le terme d'esthétique a été introduit en 1735 par Baumgarten dans les Meditazioni filosofiche su argomenti concernenti la poesia : il s'agissait, pour cet élève de Leibniz, de rattacher l'appréciation des beaux-arts à une connaissance sensible (cognitio sensitiva, aisthétikè épistémè) intermédiaire entre la pure sensation (obscure et confuse) et le pur intellect (clair et distinct), connaissance « parfaite » en ce qu'elle prendrait en compte les formes artistiques plutôt que les contenus. Que l'esthétique ait eu, dès le départ, à s'inquiéter des formes, ce fait allait trouver son écho et sa confirmation dans l'œuvre de Kant : avant d'appeler « esthétique » le jugement de goût, c'est-à-dire celui qui concerne « le beau et le sublime dans la nature et dans l'art » (Critique de la faculté de juger, 1790), le philosophe de Königsberg devait dénommer esthétique transcendantale l'étude de l'espace et du temps en tant que formes a priori de l'intuition sensible en général (Critique de la raison pure, 1781). Et inversement, en remontant l'histoire, on s'avise aisément de la solidité de la tradition au nom de laquelle des notions comme matière et forme régissent en Occident l'étude de la sensibilité humaine en général.
Qu'en conclure ? Que l'esthétique existait « avant » l'esthétique, avant la constitution d'une discipline autonome portant ce nom. Que, cependant, les doctrines esthétiques, loin de surgir comme les commentaires de l'histoire du goût, se font jour par connivence et par contraste avec des doctrines antérieures. Mais ce caractère relativement « abstrait », cette distance prise à l'égard de l'histoire – toujours événementielle... – de l'art, garantit aussi une fécondité à laquelle, hélas, l'histoire se refuse par hypothèse : si les esthéticiens sont à la recherche de leur propre goût, il leur arrive de susciter l'éclosion de ce goût et par là d'agir dans l'histoire, de faire l'histoire au lieu de se la laisser conter. Singulièrement à l'époque présente, l'esthétique est partie prenante – à l'inverse de ce qui se pratiquait à d'autres époques – dans l'art le plus actuel ; à la différence d'autres disciplines, l'esthétique ne se laisse pas museler par l'inféodation au révolu.
Il n'empêche que la préhistoire de l'esthétique pèse lourd. Elle remonte à Platon. Ce par quoi un étant diffère d'un autre étant, son visage ou sa physionomie, eidos ou idea, Platon le tient comme source d'une distinction entre le limitant (la forme, morphè) et le limité (la matière, hylè). Ce qui se montre avec le plus d'apparence, l'ekphanestaton, ce à propos de quoi s'aiguise le mieux l'hylémorphisme ou l'opposition matière-forme, Platon l'appelle le beau. Rien n'interdit alors à la réflexion « esthétique » (avant la lettre) de faire de l'étant le plus beau un objet qu'il reviendra à un sujet d'apprécier à sa juste valeur. En liaison avec son inféodation au couple matière-forme, l'esthétique fait de la chose dont elle s'occupe un objet pour un sujet, le « sujet » étant l'homme « sensible » qui « perçoit » l'objet, c'est-à-dire s'en empare pour en jouir. Héritière, en ce sens, d'un type « occidental » de réflexion sur la rencontre sujet-objet, l'esthétique[...]
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Écrit par
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
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