ÉTAT (notions de base)
L’État, tel que nous le connaissons, est d’apparition récente. Tous les penseurs qui se sont inscrits dans l’idéologie du progrès ont vu logiquement en lui le signe d’un bond en avant considérable. Au point, comme l’a fait G. W. F. Hegel (1770-1831), de le « diviniser ». Destructeur de la barbarie, l’État, « image et réalité de la raison » (Principes de la philosophie du Droit, 1821), représente en effet le moment décisif et probablement ultime – quand il prendra la forme d’un État mondial – de l’Esprit qui se façonne à travers l’histoire de l’humanité.
Quelle que soit la validité de ces conceptions, elles présentent deux graves défauts : le premier est de ne pas considérer dans leur singularité les sociétés sans État, dites « primitives » ; le second est de se montrer incapables d’imaginer une autre destinée à l’humanité que celle de cheminer vers un État mondial dont rien ne garantit la venue. Il convient donc de considérer sous différents points de vue le passé aussi bien que l’avenir afin de ne pas rester prisonnier d’une vision bien trop unilatérale.
L’État est-il nécessaire ?
Et si l’absence d’État dans les sociétés autrefois qualifiées de « primitives » n’était pas due à une incapacité des hommes à élaborer une structure aussi complexe, mais l’effet d’une crainte quasiment prémonitoire de tous les excès dont s’avéreront coupables les États historiques ? Telle est l’hypothèse originale que l’ethnologue Pierre Clastres (1934-1977), cheminant dans les pas de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), a développée dans son ouvrage La Société contre l’État (1974).
Pierre Clastres pose que ces sociétés sont égalitaires par excellence. Elles ignorent les stratifications sociales, et le chef s’y caractérise par sa faible autorité. Les hommes qui appartiennent à ces sociétés éprouvent une méfiance viscérale vis-à-vis du pouvoir qui représente pour eux une coercition. Ils semblent avoir compris que « le principe d’une autorité extérieure et créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-même ». Là où les philosophes de l’histoire avaient cru repérer une carence liée à un développement intellectuel encore insuffisant, Pierre Clastres identifie une capacité à neutraliser la virulence de l’autorité politique. Dans ces sociétés (en particulier dans la tribu indienne des Tupi-Guarani qu’a étudiée l’ethnologue), le chef dispose d’apparents pouvoirs. Mais, en réalité, « en tant que débiteur de richesses et de messages, il ne traduit pas autre chose que sa dépendance par rapport au groupe, et l’obligation où il se trouve de manifester à chaque instant l’innocence de sa fonction ». Il parle, mais on ne l’écoute pas ; il possède, mais doit sans cesse distribuer tout ce qu’il détient. C’est un mécanisme de défense qu’ont su inventer ces sociétés amérindiennes qui auraient ainsi résolu la question du pouvoir politique.
Observateur de sociétés plus récentes, le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a défendu dans de nombreux ouvrages tels que La Civilisation des mœurs (1939), La Dynamique de l’Occident (1939), ou La Société de cour (1969), des hypothèses qui ne sont pas si éloignées de celles de Pierre Clastres, insistant sur la spécificité de la civilisation occidentale : « La formation d’organes centraux particulièrement stables et spécialisés, dont l’autorité s’étend sur de vastes domaines, est un phénomène typique de l’histoire de l’Occident. » Par ailleurs, en se penchant sur l’évolution des sociétés entre la fin du Moyen Âge et les débuts de la Modernité, Norbert Elias a montré comment les cours royales présentes dans toute l'Europe avaient peut-être davantage pour fonction de limiter les prérogatives du roi que de manifester sa toute-puissance. En France, à l’inverse,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
Classification
Autres références
-
ABSOLUTISME
- Écrit par Jacques ELLUL
- 4 286 mots
...siècle, on assiste à l'épanouissement de l'absolutisme. On peut dire qu'à cette époque la notion dépasse même celle de souveraineté. Mais à ce moment, État absolu ne veut pas dire despotisme ou tyrannie. Les auteurs contemporains opposent régulièrement les deux. L'État est absolu en ce que le pouvoir... -
ADMINISTRATION - Le droit administratif
- Écrit par Jean RIVERO
- 11 861 mots
- 1 média
Il est tentant de donner du droit administratif, en partant d'une observation évidente, une définition concrète à laquelle sa simplicité même conférerait une quasi-universalité. Tous les États modernes ont des organes administratifs, dont les statuts et les compétences sont nécessairement fixés par...
-
AFRIQUE (conflits contemporains)
- Écrit par René OTAYEK
- 4 953 mots
- 4 médias
...des appartenances ethniques est au cœur de la rhétorique politique officielle totalement vouée à l'exaltation de l'unité nationale et du développement. L'État se donne donc pour mission de construire la nation et se dote de l'instrument nécessaire à son accomplissement, le parti unique. Mais le changement... -
ALIÉNATION
- Écrit par Paul RICŒUR
- 8 006 mots
...conscience de soi. Cette critique de l'aliénation idéologique rejoint celle de l'aliénation politique ; Hegel, en effet, n'a dépassé qu'en théorie la notion d' État ; son concept revêt le même caractère transcendant que l'essence de l'homme et que l'idée abstraite. L'État est l'extérieur, l'étranger par excellence,... - Afficher les 164 références