ÉTAT (notions de base)
Les dérives de la souveraineté
Mais n’est-ce pas un véritable contrat d’esclavage que signent ainsi les hommes, comme le dénonce Rousseau au xviiie siècle, choisissant de faire de Thomas Hobbes son adversaire privilégié ? Il ne le semble pas. Tout d’abord parce que le Léviathan, ainsi dénommé parce que Hobbes considère avec honnêteté que cette création humaine qui présente sans nul doute, du fait de son absolutisme, un aspect redoutable – dans l’Ancien Testament, le Léviathan désigne un monstre terrifiant – n’a que le pouvoir que les citoyens lui confient. Il ne gouverne qu’en vertu d’une autorité « qu’il a reçue de chaque individu de la République ». Ensuite parce que le Léviathan n’ignore nullement que le contrat dont il bénéficie est fragile et que les citoyens peuvent à tout instant décider de le rompre. Parce qu’être en position de domination est bien entendu un privilège, les hommes de pouvoir savent parfaitement qu’il est de leur intérêt « qu’ils procurent le bien au peuple du mieux qu’ils le pourront » (The Elements of Law, Natural and Politic, 1640). En abusant de sa puissance, le Léviathan joue avec le feu, et a toutes les chances de contribuer à se détruire. « Le bien du souverain et celui du peuple ne sauraient être séparés », peut-on lire au chapitre XX du Léviathan.
Comment nier cependant que, tout au long de l’histoire, des hommes ont abusé de la puissance qui leur avait été confiée ? Et comment doivent agir les citoyens si le contrat est rompu par un État devenu despotique ? Pour Thomas Hobbes, si le Léviathan devient tyran, les devoirs du citoyen n’ont plus aucune justification. Un Léviathan tyrannique n’est plus qu’un fort abusant de sa force, qui tente de faire croire aux hommes qu’ils vivent en état de société alors qu’on les a reconduits dans l’état de nature. État de nature, rappelons-le, dans lequel n’existent ni bien ni mal, ni juste ni injuste. Lorsque Rousseau, dans son Contrat social (1762), dénonce un pouvoir absolu qui « transforme la force en droit et l’obéissance en devoir », un pouvoir qui travestit un simple rapport de force en relation juridique, il donne raison à Hobbes alors même qu’il prétend le réfuter.
Le xxe siècle a vu naître des systèmes totalitaires qui ont franchi la limite qui marque le passage à la violence d’État. Faut-il supposer que les hommes qui ont subi si longtemps ces régimes ont cédé à la force ? Hannah Arendt le conteste radicalement. En qualifiant à tort de « forts » les systèmes totalitaires, on se méprend gravement, selon elle. Les totalitarismes ne sont pas forts, mais faibles. Et c’est précisément parce qu’ils sont faibles, c’est parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent en aucun cas compter sur l’adhésion spontanée des citoyens, qu’ils recourent systématiquement à la violence (censure, répression policière, camps de concentration, goulags, etc.). Un pouvoir fort est un pouvoir qui peut s’appuyer sur le consentement des citoyens. Un État fort est un État que les citoyens dotent volontairement de la souveraineté qui leur permet de vivre en paix et en sécurité tout en conservant l’essentiel de leur liberté. Tandis que « le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre » (Du mensonge à la violence). Aucun totalitarisme n’a résisté durablement à l’insurrection du peuple qui le subissait.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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