ÉTAT (notions de base)
L’individu contre l’État
Doit-on pour autant souscrire sans nuance à la thèse de Georges Burdeau quand il affirme dans son livre L’État que « les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes » ? Qu’on l’accepte ou non, cette formule a le mérite de mettre en avant la problématique majeure des relations entre l’individu et l’État. Lorsque les philosophes raisonnent sur le plan collectif, il leur est difficile de contester la valeur de l’institution étatique qui marque sans conteste une amélioration significative de l’organisation sociétale. Mais, sitôt qu’ils interrogent les limitations que l’État impose aux individus, la perspective change.
Il revient à certains penseurs du mouvement anarchiste du xixe siècle d’avoir privilégié cette approche. Max Stirner (1806-1856), précurseur du courant anarchiste individualiste, autodidacte d’une grande originalité, s’insurge contre les constructions hégéliennes, au nom des droits de l’individu (L’Unique et sa propriété, 1844). C’est d’abord l’abstraction dont font preuve les philosophes politiques qu’il pourfend. S’inspirant du nominalisme médiéval, cette philosophie antiplatonicienne qui affirmait que seules les individualités possédaient une existence indiscutable, contrairement aux concepts qui ne sont que des fictions engendrées par le langage, Max Stirner fait remarquer que toutes les instances auxquelles les États demandent aux individus de se sacrifier (« Nation », « Dieu » « Peuple », « Patrie », etc.) ne sont que des productions imaginaires. Max Stirner oppose le « Je » vivant et réel aux idées abstraites des philosophies de l’histoire. « La caractéristique de tous les désirs réactionnaires est de vouloir quelque chose de général, d’abstrait, un concept vide et sans vie, tandis que les Moi propres, au contraire, cherchent à délivrer l’individuel, vigoureux et plein de vie, du fatras des généralités. »
Proche des arguments d’Étienne de La Boétie, Max Stirner prête aux individus la faculté de se libérer sans attendre la mise en place d’une forme politique issue d’une quelconque révolution. Friedrich Nietzsche (1844-1900) approfondira, particulièrement dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), cette dénonciation du « plus froid de tous les monstres froids », l’État moderne. L’originalité de Nietzsche est de se livrer à une approche philologique qui lui permet d’interpréter le discours moraliste de l’État. Grâce à ce qu’il qualifie de « troisième oreille », le philosophe parvient à percevoir les tonalités de la vengeance et du ressentiment sous les proclamations généreuses de l’amour du prochain et de l’intérêt général. Il reconnaît là une gigantesque entreprise anti-individualiste qui se camoufle derrière les structures étatiques, entreprise qui est la poursuite et l’accélération de ce que les formes uniformisantes de la civilisation conduisent depuis des millénaires. Ce processus, s’il n’est pas contré, ramènera l’espèce humaine au niveau grégaire auquel elle avait commencé à échapper. Un homme « grain de sable » verra le jour, annonciateur de notre fin.
Ce qui pourrait rendre inéluctable le déclin prophétisé par Nietzsche est la naissance d’un État mondial, d’une autorité mondiale souveraine qui porterait à son point culminant l’uniformisation planétaire. Avant Hegel, l’émergence d’un État mondial avait été posée comme unique horizon de notre avenir par Emmanuel Kant (1724-1804), dans ses opuscules Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1884) et Projet de paix perpétuelle (1795) : « Un État cosmopolitique universel arrivera un jour à s’établir. » L’étape décisive précédant cet État cosmopolitique sera l’invention d’une « Société des Nations », dont Kant et quelques penseurs du xviiie siècle[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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