BALIBAR ÉTIENNE (1942- )
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Étienne Balibar est une des plus grandes figures internationales de ce qu'on a parfois appelé « post-marxisme ». Après avoir connu très tôt la notoriété par sa contribution à l'ouvrage dirigé par Louis AlthusserLire le Capital (1965), qui permit à toute une génération d'apprendre à concilier la référence politique au marxisme avec la modernité intellectuelle alors incarnée par le structuralisme, il est aujourd'hui professeur émérite de l'université de Paris-X-Nanterre et professeur à l'université de Californie d'Irvine. Ses nombreux ouvrages se caractérisent par l'articulation des questions apparemment les plus conjoncturelles (montée du Front national, politiques migratoires, foulard islamique, guerre d'Irak, Constitution européenne, etc.) et des analyses les plus fouillées des grandes œuvres de la tradition philosophique (Spinoza, Rousseau, Kant, Hegel), où se réverbère, selon lui, la grande aporie des Temps modernes : celle d'une citoyenneté universelle qui ne s'arrêterait ni aux frontières entre les États, ni aux portes des usines, ni aux murs de la famille.
Né en 1942, Étienne Balibar rencontre le marxisme d'abord politiquement, dans la mobilisation contre la guerre d'Algérie, en adhérant au Parti communiste en 1961, puis intellectuellement, avec Louis Althusser, alors « caïman » à l'École normale supérieure, dont il sera un ami et un collaborateur d'une fidélité qui ne s'est jamais démentie. Balibar gardera de cette époque une question : comment penser la politique dans un cadre théorique qui se refuse à faire de l'homme le sujet de l'histoire ? Et une conviction : être marxiste en philosophie, ce n'est pas adhérer à un système particulier, mais plutôt à un style ou à une attitude par rapport à la philosophie. Le marxisme se caractérise par la manière dont il a relativisé la prétention philosophique à résoudre en théorie les problèmes pratiques de l'humanité (La Philosophie de Marx, 1993). Aussi Balibar lit-il les textes de la tradition marxiste comme de remarquables révélateurs des contradictions insolubles de la pensée politique moderne, que ce soit sur la question de l'idéologie (dans La Crainte des masses, 1997) ou de la violence (Violence et civilité, 2010). Une autre manière de dire que c'est la réalité qu'il faut changer, pas nos idées...
Étienne Balibar est exclu du Parti communiste en 1981 après la publication d'une tribune dans laquelle il critiquait avec virulence les ambiguïtés du parti à l'égard des étrangers (« De Charonne à Vitry », in Frontières de la démocratie, 1992). Commence alors une autre partie de sa vie et de son œuvre qui portera sur la manière dont la politique, au sens de processus d'émancipation forcément collective, est à la fois conditionnée par la référence à des identités imaginaires où se dit ce que l'on a en commun (la nation, le peuple, la classe, etc.), et en même temps menacée par elles du fait de leur caractère excluant (contre les étrangers, les femmes, les anormaux, etc.). C'est pour mieux comprendre la logique de ce mouvement par lequel la revendication de « droits » se pervertit en défense de « privilèges » que Balibar entreprend une série d'enquêtes indissolublement historiques, politiques et philosophiques, sur les contradictions de la modernité politique (notamment, avec Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, 1988), qui aboutiront à La Proposition de l'égaliberté (2010).
Ces analyses le conduisent à réinterroger la notion de citoyenneté, pour la détacher de sa référence à la nationalité, ouvrant ainsi à un nouveau cosmopolitisme, notamment à travers l'idée de « co-citoyenneté ». Elles lui permettent aussi d'identifier le noyau de la modernité politique dans ce qu'il appelle la « proposition d'égaliberté ». Ce mot-valise signifie qu'il n'y a pas lieu d'opposer les revendications de liberté et d'égalité. L'histoire nous montre qu'elles sont « contredites ensemble », c'est-à-dire qu'il ne saurait y avoir, pratiquement, de liberté qu'entre égaux, et qu'il n'existe pas d'égalité entre ceux qui obéissent et ceux qui commandent. La notion de citoyenneté prend alors un sens expansif : au lieu de définir un statut, elle oriente un processus instable, qui s'étend à ceux qu'elle exclut (travailleurs, étrangers, femmes, fous, « minorités », etc.). La démocratie, selon Balibar, n'est pas un régime politique stable mais un mouvement de dépassement permanent de ses propres contradictions.
Ces réflexions sur la citoyenneté le conduisent enfin à entreprendre, dans un geste assez proche de celui de la « déconstruction » de Jacques Derrida, une relecture critique des grands concepts d'universalité et de subjectivité pour en explorer les contradictions internes et les équivoques (Citoyen sujet, 2011), tout comme il le fait pour la laïcité (Saeculum. Culture, religion, idéologie, 2012). C'est que Balibar fait trop confiance en l'invention politique pour croire que les solutions des problèmes majeurs de l'humanité puissent se régler une fois pour toutes sur le papier. Il faut au contraire utiliser le temps en quelque sorte suspendu de la pensée pour compliquer les problèmes, exposer toutes les impasses des solutions déjà connues afin que, l'heure venue, convaincus que nous sommes de l'impossibilité de certaines voies déjà frayées, nous soyons incités à inventer ensemble de nouvelles solutions, qui ne sont peut-être que de nouvelles manières d'éviter de buter sur l'impasse. La philosophie est aporétique parce que la politique est création collective. C'est sans doute parce qu'il pose ces questions cruciales sans vouloir les résoudre d'un trait de plume que l'œuvre d'Étienne Balibar fait aujourd'hui référence pour tous ceux qui ne se résignent pas à devoir choisir entre l'aveuglement à l'égard des impasses du xxe siècle et l'abandon de tout projet d'émancipation collective.
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Écrit par
- Patrice MANIGLIER : professeur de philosophie à l'université d'Essex (Royaume-Uni)
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