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ATGET EUGÈNE (1857-1927)

Du document à l'œuvre

Au sein de la volumineuse production d'Atget, il existe sans conteste des images prises pour être proposées aux différents clients et qui peuvent être assimilées à des documents, surtout dans les premières années. Encore faut-il s'entendre sur la signification du mot : désigne-t-il un sujet correctement photographié, identifié ? Une reproduction la plus neutre possible d'un motif ? Le moins que l'on puisse dire est que Atget a joué avec ce mot et a brouillé les pistes. Pour l'album « Intérieurs parisiens », par exemple, et notamment les photographies représentant l'appartement d'un artiste dramatique rue Vavin ou d'un ouvrier rue de Romainville, les légendes sont fausses, puisque les vues ont été prises dans l'appartement d'Atget.

Plus fondamentalement, c'est la façon dont Atget représente un sujet et notamment la place qu'il adopte face au motif qui est en question. À première vue, il semble proposer de simples constats. À la fin des années 1920, cette apparente neutralité, au moyen de photographies nettes et profondes, est mise en avant par les défenseurs de la modernité artistique et notamment par les tenants de la Nouvelle Photographie. « Une bonne photographie c'est, avant tout, un bon document », lance en 1928 le critique d'art Florent Fels. De là à dire que cette façon directe de photographier traduit une absence de regard, il n'y a qu'un pas que Florent Fels se garde bien de franchir. Ce dernier a plutôt souligné les affinités d'Atget avec le romantisme, d'autres vanteront son lyrisme, et d'autres encore, plus près de nous, sa distance critique. Ces jugements très divers traduisent la complexité d'Atget. Sa riche production contient de nombreuses vues qui ne sont en rien exploitables par un « client ». Ce n'est plus le sujet qui gouverne l'image, mais plutôt l'organisation des masses et des lignes de construction à partir d'un point de vue. Nombre de photographies sont par exemple barrées en leur milieu par des troncs d'arbre ou des poteaux télégraphiques, d'autres jouent sur les espaces intérieurs et extérieurs. Que reste-t-il du document ? Une œuvre, sans aucun doute. Ses photographies, souvent vides, sont des « petits théâtres du crime », selon l'expression de Walter Benjamin.

Les travaux d'Eugène Atget ont d'abord stimulé l'imagination des surréalistes, avant de devenir une référence pour toute la photographie américaine de style documentaire des années 1930 à nos jours (Walker Evans, Garry Winogrand, Lee Friedlander, Robert Adams). Il est également un des rares photographes du passé à être cité en référence par des grands artistes d'aujourd'hui, issus des cinq continents, qui réalisent de près ou de loin des images de style documentaire. Plonger dans les images d'Atget, c'est enfin constater qu'il n'est pas le dernier photographe du xixe siècle, mais bien le premier des modernes du xxe siècle : il s'attarde sur les vieux quartiers de Paris pour révéler en creux la métropole qui va les remplacer, photographiant par exemple les premières automobiles. Atget fait de la photographie une valeur de témoignage et son regard est sans conteste aussi celui qu'un artiste porte sur son époque.

Les institutions parisiennes sont riches en épreuves d'Atget acquises le plus souvent du vivant du photographe. Les Archives photographiques conservent plus de 4 000 négatifs ; la moitié ayant été acquise en 1920 sur proposition d'Atget, l'autre partie après son décès. La photographe américaine Berenice Abbott a acheté le fonds de tirages et de négatifs restant, aujourd'hui conservé au Museum of Modern Art de New York.

— Anne de MONDENARD

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Écrit par

  • : diplôme de l'École Louis-Lumière, diplôme de recherche de l'École du Louvre, responsable du fonds de photographie à la Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, Paris

Classification

Média

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Mode masculine, magasin avenue des Gobelins, Atget

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