IONESCO EUGÈNE (1909-1994)
L'effondrement du langage
Ionesco décide d’apprendre l’anglais, et c'est en l'étudiant avec la méthode Assimil que l’idée lui vient de La Cantatrice chauvedont une partie du dialogue imite les phrases incohérentes d’un manuel de conversation courante en langue étrangère. « Les répliques du manuel, que j’avais pourtant correctement, soigneusement copiées les unes à la suite des autres, se déréglèrent », confie le dramaturge. L’outrance de l’emploi des lieux communs dans cet ouvrage et le sérieux qu’il faut mettre à les répéter constituent une source inépuisable de comique : « Ma femme est l’intelligence même. Elle est même plus intelligente que moi. En tout cas, elle est beaucoup plus féminine », laisse tomber gravement M. Smith dans La Cantatrice chauve.
Le premier héros ionescien est le langage, dont cette pièce de théâtre suit la décomposition grandissante, puis galopante. Les phrases sclérosées se défont dans le non-sens : « On peut prouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre » ; le texte est rongé de mots bâtards : « J’ai mis au monde un mononstre. » Quand le langage n’est plus irrigué profondément par une pensée vive, il se flétrit et tombe en poussière. La communication entre les êtres s’évanouit. Mais c’est le spectateur, après la sortie, qui tire ces conclusions ; Ionesco, lui, ne livre que des dialogues entièrement mécanisés, et pousse le rythme de la machine jusqu'au vertige du néant. L’absurde tue le langage. Le tragique latent d’un tel théâtre, parfaitement dissimulé dans La Cantatrice chauve (1950), se révèle dans La Leçon (1951), où le langage fonctionne tout seul, alors que sous lui progressent silencieusement, comme des reptiles, de sourdes pensées sadiques. Pour compenser ce tragique, Ionesco prescrit la règle d’or : « Sur un texte burlesque, un jeu dramatique. Sur un texte dramatique, un jeu burlesque » (Notes et contre-notes).
Le langage joue encore un rôle important dans Jacques ou la Soumission (1955), écrite en même temps que les deux pièces précédentes et publiée en 1954. La famille de Jacques ne conclura à la soumission de l'adolescent révolté qu'après l'avoir entendu répéter la phrase : « J'adore les pommes de terre au lard », sinistre symbole du monde auquel l'enfance doit s'accommoder.
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Écrit par
- Philippe SELLIER : docteur en sciences religieuses, docteur ès lettres, agrégé, professeur de littérature française à l'université de Paris-Sorbonne
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Média
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