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IONESCO EUGÈNE (1909-1994)

Résurrection de la tragédie

Le succès même de Rhinocéros gêna Ionesco, qui constatait en lui-même la progression dangereuse de l'esprit de sérieux. Continuer dans la voie ouverte par cette pièce risquait fort de conduire à l'abîme. Après plusieurs années de réflexion, il se décide à reprendre son ancienne voie, qu'il va désormais élargir de façon étonnante. Il écrit d'abord, au cours de l'été de 1962, Le Piéton de l'air, pièce qui se situe entre sa première manière, celle des pièces courtes (1950-1955), et la seconde, celle des pièces longues (de 1957 à 1980) ; souvent proche de La Cantatrice chauve et d'Amédée, elle est plus immédiatement tragique.

La même année, Ionesco donna sa forme définitive au Roi se meurt, « un essai d'apprentissage de la mort » – dont l'obsession se fera encore sentir en 1970 avec Jeux de massacre. Dans un royaume vaguement médiéval, tout va mal, tout se lézarde ; les frontières se rétrécissent... On annonce au roi, Bérenger Ier, qu'il lui reste une heure et demie à vivre (le temps de la représentation, précise au public un personnage de la pièce). Le roi refuse d'abord cette vérité, mais peu à peu, de cris en cocasseries ou en méditations lyriques, il va accepter l'inacceptable.

« Pourquoi est-il roi ? Eh bien ! dit Ionesco, parce que l'homme est roi, le roi d'un univers. Chacun de nous est là comme au cœur du monde, et chaque fois qu'un homme meurt, qu'un roi meurt, il a le sentiment que le monde entier s'écroule, disparaît avec lui. La mort de ce roi se présente comme une suite de cérémonies à la fois dérisoires et fastueuses – fastueuses parce que tragiques. En fait, ce sont les étapes d'une agonie ou, si l'on préfère, celles de la renonciation : peur, désir de survivre, tristesse, nostalgie, souvenirs et puis résignation. Enfin, dépouillé de tout, et seulement à ce moment-là, il s'en va. »

<em>La Soif et la Faim</em> d'E. Ionesco, mise en scène de Jean-Marie Serreau - crédits : Reporters associés/ Gamma-Rapho/ Getty Images

La Soif et la Faim d'E. Ionesco, mise en scène de Jean-Marie Serreau

L'angoisse, déjà latente dans les pièces du début, n'a cessé de prendre plus de place dans le théâtre ionescien. La Soif et la Faim, grand drame baroque, plein de manifestations oniriques, de souvenirs du surréalisme, fait entendre la « plainte d'un homme perdu qui regarde tout autour avec des yeux désespérés ». Robert Hirsch jouait cela comme un enfant qui siffle dans la nuit pour dompter sa peur (Pierre Marcabru). La soif et la faim d'un ailleurs sont toujours déçues. On est tout proche ici de la tragédie de Beckett, qui est non de mourir, mais de vivre. Pourtant, l'univers d'Ionesco est loin d'être aussi sombre que celui de l'écrivain irlandais. Dans cette pièce même, l'apparition d'une mystérieuse échelle d'argent qui s'élève au-dessus d'un jardin en fleurs (très différente peut-être du rêve ionescien de lévitation, de fuite vers le haut : Amédée, Victimes du devoir, Le Piéton de l'air) brille comme l'espérance.

Pourtant, l'œuvre va désormais s'assombrir de plus en plus : la mort prolifère dans Jeux de massacre ; les folies meurtrières de la volonté de puissance sont dénoncées dans Macbett (1972), que son auteur situe « entre Shakespeare et Jarry, assez proche d'Ubu roi ». L'année suivante, Ce formidable bordel – la vie – fait contempler les futilités minables de l'existence humaine par un personnage muet, muré : du Kafka interprété par Buster Keaton. En 1975, L'Homme aux valises, dans un climat onirique, médite sur l'épuisement de tout être, encombré des lourds bagages de son passé. Enfin, Voyages chez les morts (première représentation en 1980) rassemble un groupe de « variations » sur les thèmes de l'oubli, de l'errance, de la mort : l'œuvre oscille entre l'autobiographie, l'onirisme et la mythologie des « descentes aux enfers ».[...]

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Écrit par

  • : docteur en sciences religieuses, docteur ès lettres, agrégé, professeur de littérature française à l'université de Paris-Sorbonne

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Média

<em>La Soif et la Faim</em> d'E. Ionesco, mise en scène de Jean-Marie Serreau - crédits : Reporters associés/ Gamma-Rapho/ Getty Images

La Soif et la Faim d'E. Ionesco, mise en scène de Jean-Marie Serreau

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