EUGÈNE ONÉGUINE, Alexandre Pouchkine Fiche de lecture
Un art inégalé de la narration
En 1880, lors de l'inauguration de la statue de Pouchkine à Moscou et des grandes fêtes littéraires qui s'ensuivirent, Dostoïevski saluera dans Tatiana la soumission à la loi, et dans Pouchkine le prophète d'une Russie à venir. Cependant, l'essentiel réside plutôt dans l'immensité aérienne du cycle de vie décrit : il comprend les rêves de la jeune fille, qui s'inscrivent dans les superstitions paysannes russes, les incursions dans les songes et même l'inconscient (le rêve de Tatiana au chant V), une sorte de roman goethéen d'éducation, et, sans que cela soit dit expressément un roman d'éducation valable pour toute une génération, pour tout un pays qui doit passer du rêve à l'acceptation de la réalité.
Le fil conducteur est le lien entre le héros, Eugène, et son ami, le poète-narrateur : d'où une intimité liant le lecteur à ce don Juan russe qui semble ne plus rien avoir à apprendre, qui en fait a tout à découvrir. Il s'agit d'un trajet inverse de celui de l'habituel roman d'apprentissage de la vie : on passe de l'expérience et du pessimisme à l'enthousiasme, au feu de la vie.
Le poème nous donne l'impression d'édifier continuellement devant nous des tableaux éphémères, ou encore des échafaudages destinés à être retirés aussitôt que montés : inversions formelles, flash-back, déplacement du prologue en fin du chant V, strophes ou lignes « sautées » et marquées par des points, et autres fantaisies, comme si la forme si sévère était continuellement remise en cause par les brisures de la ligne narrative. Avec un art inégalé, Pouchkine nous conduit à l'esquive vers la fin, et vers l'adieu au personnage : feinte que l'on trouve dans les « pointes » qui donnent leur énergie à toutes les fins de strophes ou presque, et « pointe » terminale d'un roman que le lecteur est invité à ne pas lire jusqu'au bout, en quittant le livre comme le poète narrateur fait avec Eugène : une formule que reprendra Nabokov dans son chef-d'œuvre, Le Don.
Eugène Onéguine a formé la psyché russe mais n'a pas eu d'émules ; tel est le paradoxe de Pouchkine : exemple isolé dans la culture russe, mais exemple qui a tout envahi. Et ce n'est pas le mélodramatique opéra de Tchaïkovski en 1879 qui y changera quoi que ce soit...
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Écrit par
- Georges NIVAT : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève
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Autres références
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POUCHKINE ALEXANDRE SERGUEÏEVITCH (1799-1837)
- Écrit par Michel AUCOUTURIER
- 3 365 mots
- 1 média
On retrouve ce thème dans Evgenij Onegin, roman en vers commencé en 1823. Mais dès le départ, le personnage de l'enfant du siècle est ici dépouillé de son mystère : sur un ton ironique qui s'inspire du Don Juan de Byron, Pouchkine dépeint dans le premier chapitre l'éducation superficielle...