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SAVITZKAYA EUGÈNE (1955- )

« L'enfance en soi ne m'intéresse pas tellement, mais c'est la ferveur propre à l'enfance qui a une importance capitale », confie Eugène Savitzkaya, qui choisit presque toujours comme protagonistes de ses livres des enfants, cruels ou martyrs, diaboliques ou candides. Sous l'innocence de leurs jeux et gestes quotidiens — manger, courir, dormir, parler, voyager — se déploie une « ferveur » sauvage, dépourvue de toute culpabilité, et qui conduit ces enfants à tuer, à dévorer, à saccager. Ce qu'on peut appeler l'« univers » d'Eugène Savitzkaya se rapproche de celui des contes en ceci que la frayeur et l'horreur y sont sources de plaisirs délicieux.

Fils d'un russe et d'une polonaise immigrés en Belgique après la guerre, Eugène Savitzkaya est né à Liège. Après avoir abandonné très tôt ses études, il publie à dix-neuf ans un recueil de poésie, Les Lieux de la douleur (1974). Puis, après trois autres ouvrages de poésie — dont Mongolie, plaine sale —, paraît son premier roman, Mentir (1977, éd. de Minuit). Avec une duplicité très maîtrisée, Savitzkaya avoue autant qu'il masque les sentiments d'amour et de haine d'un fils pour sa mère. Tragédie et comédie, réalités et mensonges se mêlent, et, à la fin, les mots seuls semblent constituer une vérité durable, une certitude. Dans Un jeune homme trop gros (1978), Savitzkaya écrit une biographie fictive d'Elvis Presley, qu'il transforme en véritable héros de légende, ne retenant de sa vie que des emblèmes : l'argent, la gloire, la boulimie, la puérilité. Très vite, la description volontairement neutre de Savitzkaya inquiète, et la vie qu'il relate apparaît comme une fantasmagorie monstrueuse, l'aveu honteux d'un rêve d'enfant. La Traversée de l'Afrique (1979) met également en scène un rêve propre à l'enfance, celui du voyage vers un pays lointain, un ailleurs imaginaire. « De nombreux livres nous y avaient préparés. Nous nous étions entraînés dans les bois et les champs, en secret, à la nuit tombée, et avions fait abstinence, nous privant même des oiseaux dont nous raffolions. Nous étions prêts et pourtant nous fûmes vaincus. Et vaincus nous disparûmes. » Ainsi commence cet étrange récit d'exil, qui relate aussi la perte d'une innocence, la leçon du premier échec. Dans les deux romans qui suivront, La Disparition de maman (1982) et Les morts sentent bon (1984), Savitzkaya accentuera encore davantage cette voix-là, sortie tout droit de la solitude peuplée de l'enfance, en une sorte de soliloque ou de babil. La bouche, qui est au centre de nombreux récits de Savitzkaya, symbolise bien l'ambiguïté de l'enfance, où parler et manger se confondent dans un même mouvement de capture du monde.

Ces narrations dépouillées de toute analyse, observations à la fois malicieuses et un peu attristées des errements enfantins, illustrent merveilleusement — au sens propre — et avec quelque ironie le proverbe selon lequel « la vérité sort de la bouche des enfants ». Seulement, chez Savitzkaya, la bouche des enfants crache des animaux fabuleux. Son univers est profus, cinétique, constamment remodelé par un délire des signes qui n'est pas sans évoquer certains tableaux de Bosch, qui lui a inspiré un livre (1994). En même temps, il faut le souligner, ce n'est jamais depuis un « ailleurs » que l'écrivain nous parle, mais bien depuis un « ici et maintenant » que son écriture porte à effervescence : à preuve les récits qui évoquent son tout jeune fils (Marin mon cœur, 1992) et son environnement familier (En vie, 1995).

— François POIRIÉ

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  • BELGIQUE - Lettres françaises

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    • 17 494 mots
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    L'infralangagier, qui confine à la mélopée – mais une mélopée striée par le pulsionnel – anime par ailleurs la plume d'Eugène Savitzkaya (Mentir, 1977 ; La Traversée de l'Afrique, 1979 ; La Disparition de maman, 1982), lequel se dégage définitivement de l'influence qu'avait eue sur...