EUGÉNIE GRANDET, Honoré de Balzac Fiche de lecture
« Des drames dans le silence »
Le succès public et la postérité scolaire d'Eugénie Grandet tiennent d’abord à l'intensité de la peinture de ses deux protagonistes et à la clarté de son intrigue et de sa structure narrative, purement linéaires. Loin de la profusion des Illusions perdues ou de César Birotteau, Balzac s'y révèle économe en décors (un seul lieu, la ville de Saumur, au reste assez peu décrite), en personnages (les quatre Grandet et Nanon, et les deux familles Cruchot et Des Grassins), et en action. Si l'on peut situer le véritable début du récit à l'irruption soudaine de Charles au cœur de la torpeur saumuroise et à l'ébranlement qu'elle provoque, il est difficile de dire quand il se termine : à la réception de la lettre de Charles annonçant son mariage avec la marquise d'Aubrion, mettant un terme à une attente interminable ? À la mort de Grandet ? À la mort du mari d'Eugénie ? Celle-ci n'a alors que trente-six ans, et l'absence de toute conclusion (« Depuis quelques jours, il est question d'un nouveau mariage pour elle ») suggère que son existence va se poursuivre dans la même grisaille.
Ce minimalisme est précisément la forme littéraire que prend le projet balzacien d'étudier – relative innovation romanesque – la « vie de province ». À l'effervescence parisienne répondent ici la langueur et l'ennui. Les passions n’y sont pas absentes, loin de là ; elles sont aussi puissantes et dévorantes que dans la capitale, mais secrètes et comme écrêtées. À cet égard, l'évocation de la ville et la répétition du mot « mélancolie » dans les premières pages posent parfaitement le cadre mental du livre.
C'est de cette densité extrême, accentuée par la disparition, en 1839, de la division en chapitres de la première édition, que le roman tire toute sa force tragique. Dans le bouillonnement permanent parisien, les péripéties successives finiraient presque par s'annuler ; ici, au contraire, la léthargie ambiante confère au moindre événement la puissance d'un séisme. Si l'arrivée de Charles étonne et agace les notables de la ville, elle sidère littéralement Eugénie, provoquant sa métamorphose (« c'est la naissance d'Eugénie », dit Grandet dans un lapsus qui se révélera lourd de sens) en lui révélant tout un monde jusque-là ignoré, à commencer par elle-même. Montant peu à peu sous une apparente soumission, la révolte contre le père tyrannique, sourde mais têtue, ira jusqu'au don de son or à son amoureux, scandale des scandales aux yeux de Grandet.
Roman du temps figé, Eugénie Grandet est aussi un grand récit d'enfermement, à la fois spatial (Saumur, la maison Grandet) et psychique. Au fil des ans, le père et la fille s'enfoncent dans leurs obsessions parallèles : l'or et l'amour. Chez Grandet, le désir d'enrichissement prend progressivement la forme d'une avarice pathologique. Là encore, loin du capitalisme parisien, où l'argent, source de plaisir, passe de main en main au gré des profits et des ruines, finançant les plus ambitieux investissements ou les plus extravagantes fantaisies, Grandet voue à l'or, aux écus (« ces mystères de vie et de mort ») un véritable culte, comme un ermite à des reliques soigneusement cachées et contemplées de temps à autre avec ferveur : « La vue de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie ».
À l'idée fixe du père répond celle de la fille. Tous deux forment un couple à la fois antithétique et symétrique – la seconde finira d'ailleurs par ressembler au premier : « Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle [...] n’allume le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui permettait d’allumer le foyer de la salle ». Brutalement tirée de l'engourdissement de l'enfance par l'apparition[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Autres références
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