Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

EUGÉNISME

Vers un nouvel eugénisme ?

Si l'invention des techniques de stérilisation n'avait pas suivi de près celle de la théorie eugénique, les thèses des nombreuses sociétés d'eugénisme qui venaient de naître n'auraient pu déboucher que sur l'exacerbation de pratiques politiques, d'inspiration protectionniste ou raciale, déjà présentes ici ou là. La possibilité, grâce à la stérilisation, d'interdire une descendance pour certaines personnes, sans attenter à leur existence même, fut le premier tribut payé par la science médicale à l'eugénisme contemporain.

Une pratique illusoire

Il faut ici expliquer pourquoi l'interdit de procréation imposé à certaines personnes n'avait aucune chance de répondre au but eugénique en éliminant la contribution d'individus déficients (ou considérés comme tels) au futur patrimoine génétique de l'espèce. En fait, un tel projet, même s'il avait été maintenu au fil de plusieurs générations, n'aurait pu éviter des obstacles d'au moins trois natures différentes, obstacles qui condamnaient le projet à demeurer une catharsis plutôt qu'une attitude rationnelle.

Le premier de ces obstacles est dans la différence entre l'identité génétique et la réalité de chaque personne. On sait aujourd'hui que ce que nous sommes (le phénotype) résulte d'interactions complexes entre ce qui nous fut donné à la fécondation (le génotype) et les influences apportées par le milieu environnant. Ce qui signifie qu'on ne peut déduire les caractéristiques génétiques d'une personne en considérant seulement ce qu'elle est devenue, et donc que la sélection de certains phénotypes ne constitue qu'une illusion dans le projet de sélection des génotypes. Un second obstacle est inhérent à l'arbitraire de la qualification des personnes. Si on sait définir les qualités qu'on exige des animaux ou plantes utiles à l'homme (justement parce que ces espèces furent sélectionnées selon des besoins humains) on est incapable de dire ce que l'homme apporte à l'espèce humaine. Tel athlète honoré dans l'arène olympique a-t-il une « valeur » supérieure à tel poète immortel ou tel mathématicien ? A contrario tel voleur de poules est-il de « valeur » inférieure à un gagnant du tiercé, un chanteur à la mode, ou un patron compétitif ? Toute réponse à ces propositions est référée à des choix idéologiques ou sociaux qui n'ont aucune signification pour l'espèce biologique que l'eugénisme prétend défendre. Enfin une troisième contradiction au simplisme des théories eugéniques me semble déterminante : même en faisant abstraction des distorsions entre le génome et la personne, même en admettant qu'un jury de sages soit capable de distinguer certaines personnes, meilleures ou pires que les autres, il reste que les mécanismes biologiques de la procréation annulent l'ambition eugénique de reproduire le meilleur ou de contrecarrer le pire. Il suffit de considérer qu'un seul couple humain serait capable de générer autant d'individus différents entre eux que la terre compte d'habitants. Pour le dire autrement, chaque spermatozoïde et chaque ovule sont issus d'une loterie génétique dont les solutions sont tellement variées que, par exemple, parmi les cent millions de spermatozoïdes que produit chaque jour n'importe quel homme, il n'est pas deux gamètes identiques. On comprend immédiatement que tout eugénisme conséquent se devrait d'examiner les gamètes plutôt que leurs géniteurs, examen qui demeure hors de portée de la biologie moderne. C'est pourquoi la stérilisation de personnes jugées déficientes (physiquement, mentalement ou socialement), telle qu'elle fut pratiquée dans les pays démocratiques, n'avait pas plus de valeur scientifique que les crimes nazis.[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : chercheur au C.N.R.S. en épistémologie et histoire des sciences
  • : directeur de recherche honoraire à l'INSERM
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Média

Francis Galton - crédits : Bettmann/ Getty Images

Francis Galton

Autres références

  • ABORIGÈNES AUSTRALIENS

    • Écrit par
    • 7 150 mots
    • 5 médias
    ...chasses semi-nomades et souvent de pratiquer leurs rites et d'élever eux-mêmes leurs enfants. Au début du xxe siècle, un missionnaire allemand, T. J. Bishof, appointé « protecteur » des Aborigènes du Nord-Ouest, proclama, en plein accord avec les doctrines eugénistes régnant à cette époque, que...
  • BIOLOGISME

    • Écrit par et
    • 2 772 mots
    ...Durant l’entre-deux-guerres, ces thématiques sont encore omniprésentes, la psychologie des peuples connaît un grand succès au sein du monde académique. L’eugénisme connaît également un réel engouement chez les élites (Charles Richet, Alexis Carrel). De la Libération jusqu’à la fin des années 1960, le biologisme...
  • CARREL ALEXIS (1873-1944)

    • Écrit par
    • 698 mots

    Chirurgien, sociologue et biologiste, qui a reçu en 1912 le prix Nobel de physiologie et de chirurgie physiologique pour la mise au point d'une méthode de suture des vaisseaux sanguins et qui jeta les premières bases des études ultérieures sur la transplantation des vaisseaux sanguins et des organes....

  • DARWINISME

    • Écrit par et
    • 5 497 mots
    ...sociales « supérieures », afin que la composition biologique – et, donc, selon lui, la composition intellectuelle et morale – de la population s'améliore. Tels sont les principes de ce qu'il nomme l'eugénisme, courant qui connaît un vif succès dans une partie des élites occidentales aux xix...
  • Afficher les 15 références