HESSE EVA (1936-1970)
Matériau et suggestion
Au même moment, elle se sépare de Tom Doyle et son père meurt. L'artiste doute autant qu'elle persévère dans la recherche d'elle-même à travers son art, loin du souci des influences, quoique consciente des enjeux intellectuels et formels de son temps. C'est aussi l'époque d'expositions collectives déterminantes où son travail est remarqué : Eccentric Abstraction, organisée par Lucy Lippard à la Fischbach Gallery de New York en 1966 (elle est présente auprès d'artistes tels que Louise Bourgeois et Bruce Nauman), ou Art in Series, conçue par l'artiste Mel Bochner, l'un de ses proches, au Finch College Museum of Art de New York la même année. Suit, en 1968, Nine at Leo Castelli, due également à un artiste, Robert Morris – la plus importante exposition consacrée à l'esthétique de l'art process et de l'antiform, où matériaux et processus deviennent le cœur même de l'œuvre. On la retrouve, l'année suivante, dans l'exposition devenue légendaire organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne : Quand les attitudes deviennent forme.
Pourtant, si Eva Hesse est désormais reconnue, elle résiste à tout classement et à toute catégorisation. Les sculptures se succèdent, qui utilisent la corde et le filet (proposant un usage singulier du motif minimaliste de la grille), la ficelle aussi, pour des variations in situ du dripping inventé par Pollock. Dans la série des Metronomic Irregularity (1966), l'artiste associe les modules carrés du minimalisme à la profusion cursive des fils de fer. Elle utilise également, à partir de 1967, la résine et le latex, qui vont devenir ses matériaux de prédilection. En eux elle trouve la souplesse couvrante de la peinture, de formidables pièges à lumière, mais aussi cet équivalent de la peau qui distingue si nettement son art des réalisations contemporaines de Donald Judd, Carl Andre ou Richard Serra, et qui ont suscité à son propos (sans que cela ait finalement grand sens) l'appellation de postminimalisme.
Les œuvres les plus significatives de cette propension à se jouer des catégories, dans le but de produire des pièces où l'expérience personnelle, débarrassée de tout pathos, s'appuie sur les formes strictes, sont sans doute celles qui constituent la série Accession (1967-1969). Il s'agit de cubes en métal, ouverts sur la face supérieure, les parois percées et hérissées de fils de caoutchouc dont les aspérités tapissent l'intérieur, rendant tangible l'ambivalence qui est la marque de l'artiste. Pour la dernière de ses œuvres, Seven Poles (1970, Centre Georges-Pompidou, Paris), Eva Hesse a dirigé la fabrication à distance, ses assistants terminant la pièce d'après ses dessins, ses maquettes et ses indications. Elle est composée de sept mâts suspendus au plafond et dont la base repose au sol, les morceaux de fibre de verre et de résine qui recouvrent les armatures de fils métalliques accordant à l'ensemble une qualité translucide. Ce travail de la matière procure à l'œuvre une vibration donnant l'illusion d'un être organique, en lutte avec les lois de la pesanteur.
Très tôt, Eva Hesse s'inquiétera de la pérennité physique de ses œuvres, dont certains matériaux constitutifs résistent mal au temps – temps qui devait lui être également compté, puisque, dès 1968, se manifestent les premiers symptômes de la tumeur au cerveau qui allait l'emporter. Elle meurt le 29 mai 1970, à l'âge de trente-quatre ans, au seuil d'une décennie marquée par les revendications féministes et par une contestation du formalisme que son œuvre aura largement anticipées. Malgré les problèmes de conservation que rencontre son travail, plusieurs expositions feront connaître celui-ci au public dès 1972 au Guggenheim Museum de New York, puis en France, au [...]
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Écrit par
- Jean-Marc HUITOREL : critique d'art, commissaire d'exposition et enseignant
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