ÉVÉNEMENT, philosophie
L'événement contre la métaphysique
Dans cette redécouverte de la notion d'événement, la phénoménologie contemporaine n'est pas en reste. Ce qui retient l'attention des phénoménologues, ce ne sont pas les événements anonymes de la nature ou de l'histoire, attestant que quelque chose s'est passé. Certains événements rendent possible une scansion du temps chronologique. Tout n'est pas également mémorable. C'est en référence à des événements fondateurs que nous nous orientons dans le temps.
Enfin, la notion d'événement ne saurait être confinée dans la sphère de la philosophie pratique et de la philosophie de l'histoire ; tôt ou tard, elle implique également une révision de l'idée de l'être. À cet égard, Martin Heidegger a accompli une percée décisive, d'abord en montrant comment l'historicité est constitutive de l'être-au-monde humain. S'étirant entre deux événements également insaisissables, la naissance et la mort, l'existence finie se comprend comme advenant à elle-même. La même thèse se radicalise encore à partir du milieu des années 1930, avec la tentative de penser l'être directement à partir de lui-même, en sa vérité propre. La notion d'Ereignis (« avènement » ou « appropriement ») se transforme dans les Beiträge zur Philosophie de Heidegger en singulare tantum, signifiant central d'une pensée qui tourne le dos à la métaphysique, assimilée à « l'onto-théo-logie », pour laquelle la signification fondamentale de l'être était la « présence constante ».
Malgré les réactions négatives que la sortie heideggérienne de la métaphysique a pu susciter, un certain nombre de ces critiques cherchent, chacune à sa manière, à dépasser, à leur tour, l'horizon d'une « métaphysique de la présence », ce qui les oblige à thématiser à neuf la question de l'événement. C'est ainsi qu'Alain Badiou (L'Être et l'événement, 1988) explore la possibilité d'une pensée de l'événement sur la base des mathématiques ensemblistes (Cantor, Cohen). À l'arrière-plan de cette tentative se tient la question leibnizienne des indiscernables. À travers la notion d'événement, il s'agit d'atteindre une pensée générique, incommensurable au savoir.
À côté de la notion « d'événement du langage », qui est au cœur de l'herméneutique philosophique de H. G. Gadamer, la notion d'événement joue un rôle important dans les travaux des phénoménologues français contemporains. Pour Jean-Luc Marion (Étant donné, 1997), l'événement proprement dit se caractérise par les trois notes de l'irrépétable, de l'excédent, et du possible, l'arrachant au régime étiologique de l'explication causale. « Penser l'événement avant toute chose » : c'est sous l'égide de cette formule que C. Romano (L'Événement et le monde, 1998 ; L'Événement et le temps, 1999) s'évertue à cerner la phénoménalité propre de l'événement au nom d'une « herméneutique événementiale » qui ne se contente pas de tracer une différence entre « faits intramondains » et « événements ». Tout événement véritable, bien loin d'introduire une simple modification dans le monde, nous fait entrer dans un monde nouveau. Les phénomènes du deuil, du traumatisme, de la rencontre interhumaine, de la mémoire, de la naissance sont autant de champs de vérification phénoménologique particulièrement féconds pour une telle « herméneutique événementiale », qui engage une compréhension nouvelle du monde, du temps, du sujet et de l'expérience.
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Écrit par
- Jean GREISCH : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)
Classification
Autres références
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...soumission aux données temporelles, c'est-à-dire aux contenus empiriques du temps. Le temps s'ouvre : il n'y a pas d'annonce du futur, nulle promesse, mais le surgissement d'un Événement qui nous propulse dans cette dimension. L'ouverture prend la forme d'une fulgurance ; elle est un arrachement à soi....