MRAVINSKI EVGENI (1903-1988)
Transparence et précision
Prix Staline en 1946, artiste du peuple de l'U.R.S.S. en 1954, Prix Lénine en 1961, héros du travail socialiste en 1973, Mravinski était un homme de grande culture. Philosophe de cœur, amoureux de la poésie, il parlait plusieurs langues occidentales. Il possédait une technique de direction très précise, loin des grands élans de la plupart des chefs slaves. Il recherchait d'abord la clarté de la trame orchestrale en s'appuyant sur une assise rythmique précise mais jamais omniprésente qui donnait une grande luminosité à sa palette orchestrale. Pour accentuer la transparence et préserver les équilibres avec des basses puissantes, il avait conservé l'ancienne disposition des cordes à la française, établie par François Habeneck à la Société des Concerts du Conservatoire (de gauche à droite du chef, premiers violons, violoncelles, altos, seconds violons), ce qui permettait aux deux registres extrêmes de se côtoyer et de s'équilibrer sans avoir à compenser un effet de distance. Mravinski était réputé pour son respect absolu du texte allant souvent à l'encontre des traditions établies et il déroutait parfois par des choix de mouvements insolites. Refusant toute routine ou toute notion de répertoire acquis, il remettait sans cesse sur le métier ses interprétations avec l'orchestre. Son autorité morale dans la profession était incontestée, presque mythique, à l'instar de son ascendant sur les instrumentistes : il était l'un des rares survivants de cette génération de chefs que l'on a parfois qualifiés de « tyrans », tant leur exigence confinait à la dureté. « L'art doit commotionner, sinon ce n'est pas de l'art. Commotionner les hommes – aussi bien les auditeurs que les interprètes – par l'art de la musique, c'est là le but principal. » Ses musiciens le redoutaient. Il leur imposait notamment d'être présents sur scène une demi-heure avant le début de chaque répétition, autant pour se chauffer les doigts que pour chauffer les instruments.
Mais le résultat existe, parfois d'une précision un peu froide (chez Mozart ou Haydn) ou révélant une sensibilité contenue (Kurt Sanderling disait « qu'il possédait un cœur mais ne le montrait pas »), capable également d'élans romantiques et chaleureux (chez Brahms, Sibelius, Tchaïkovski), voire d'un certain sens de l'humour (création d'une symphonie pastiche d'un compositeur « classique » qui n'avait jamais existé, Nikolaï Ovsianiko-Koulinovski). Son approche est toujours restée profondément humaine, sachant mettre en valeur toute la palette sonore d'un orchestre aux possibilités techniques illimitées, malgré un fossé sans cesse croissant avec les orchestres occidentaux dans le domaine de la facture instrumentale. En dehors de ses tournées à l'étranger avec son orchestre (plus de trente tournées en vingt-cinq ans, aux États-Unis en 1946 et en 1957, en Europe occidentale en 1956, 1961, 1966..., la dernière fois en 1982), Mravinski n'a pratiquement jamais quitté Leningrad : il est un exemple unique au xxe siècle, tant par la permanence de ses liens avec un seul orchestre que par la faculté de se régénérer avec les mêmes partenaires sans tomber dans la routine fatale aux relations trop prolongées.
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Écrit par
- Alain PÂRIS : chef d'orchestre, musicologue, producteur à Radio-France
Classification
Média