GUINZBOURG EVGUENIA (1916-1977)
L'écrivain soviétique Eugénie (Evguenia) Guinzbourg est née dans une famille paysanne de Riazan. Professeur d'histoire à l'institut pédagogique de Kazan, elle devint l'épouse du premier secrétaire du Parti communiste de la ville. Arrêtée en 1937, elle fut libérée en 1956 puis réhabilitée. Elle est l'auteur d'un des premiers et des plus émouvants témoignages sur les camps de concentration soviétiques et sur l'incroyable odyssée de millions d'hommes et de femmes. Le livre de Guinzbourg, intitulé en russe « Un itinéraire abrupt » (paru en français sous le titre Le Vertige) fut écrit sous Khrouchtchev et il est clair qu'il était destiné à la publication en U.R.S.S. Du moins, l'auteur, une communiste dont trois décennies de martyre n'ont pas brisé totalement la foi, par les références assez nombreuses au XXe congrès (1956), semble ménager à son témoignage un passage à travers le court répit des années 1961-1962 où furent publiés Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljénitsyne et quelques autres témoignages sur la vie des camps. Néanmoins, le créneau se referma très vite et Eugénie Guinzbourg se résolut à confier la publication de son livre à l'éditeur italien Mondadori. L'ouvrage parut donc en Italie en 1967. La deuxième partie du livre, écrite plus librement encore, a été publiée en 1977.
De tous les témoignages sur l'enfer du Goulag, celui d'Eugénie Guinzbourg est un des plus écrasants. Par sa sobriété, l'organisation presque classique de la narration, l'auteur parvient à un dépouillement littéraire en correspondance parfaite avec le dénuement total de l'homme « goulagien ». Successivement dépouillée de son confort, de ses certitudes, la narratrice connaît les affres de l'attente d'un châtiment immérité, les interrogatoires « enchaînés » de sept jours et sept nuits d'affilée, les cachots où l'on ne peut se tenir que debout, l'isolement total où la langue humaine disparaît et où seule la mémoire peut sauver, enfin l'enfer absolu, quasi métaphysique de Magadan. Les passages les plus extraordinaires du livre sont ceux qui traitent de la survie par la mémoire, une mémoire qui dans l'ombre sans faille de l'isolateur s'amplifie phénoménalement. Alors les vers de Pouchkine murmurés dans le for intérieur constituent la seule étoffe de l'existence humaine. Plus tard, dans l'enfer de la promiscuité, ce sera plus dur. Guinzbourg évoque alors avec pudeur les moments où l'homme perd totalement son visage d'homme.
Il reste que, malgré cette pudeur, ou à cause d'elle, l'espoir reste présent dans ce livre. « Madame la Mort » n'emportera pas tout. Et l'auteur, nous le devinons, trouvera même au bout de son itinéraire abrupt la présence cachée de Dieu.
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Écrit par
- Georges NIVAT : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève
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