EXISTENCE (notions de base)
Ce n’est qu’au xxe siècle que la notion d’existence a pris une place centrale en philosophie avec le courant « existentialiste », dont la thèse a été formulée de façon particulièrement elliptique par Jean-Paul Sartre (1905-1980) : « L’existence précède l’essence. » Mais si cette thèse est aussi révolutionnaire que Jean-Paul Sartre l’a prétendu, les philosophes antérieurs auraient dû affirmer que l’essence précédait l’existence et se proclamer « essentialistes ». Or tel n’a pas été le cas. Pourquoi l’étiquette « essentialiste » est-elle absente des catégories philosophiques tandis que l’étiquette « existentialiste » n’a plus quitté notre vocabulaire ?
Peut-être tout simplement parce que tous les philosophes étant essentialistes avant le xxe siècle, nul ne les qualifiait ainsi : on ne crée en effet une étiquette que pour caractériser une école philosophique et la différencier des autres.
L’existence, forme appauvrie de l’essence
« L’essence précède l’existence » était donc le présupposé non formulé de tous les philosophes avant le xxe siècle – ou peut-être avant le xixe siècle, si l’on considère Søren Kierkegaard (1813-1855) comme le premier existentialiste. Jean Beaufret (1907-1982) montre comment le mot latin essentia, qui vient du verbe esse (être), et qui aurait dû désigner logiquement l’existence de quelque chose, a fini par désigner l’essence, autrement dit les qualités essentielles de ladite chose. Dans son Introduction aux philosophies de l’existence (1971), il résume en ces termes ce changement : « Le mot essentia, qui, à l’origine disait l’être lui-même, s’est de plus en plus spécialisé dans la tâche de dire ce que les choses sont, par opposition au fait qu’elles sont. Ce qu’est une chose, c’est la manière dont on peut en donner une définition [...] Mais, quelque parfaite que soit la définition, elle [...] nous laisse, comme on dit, au niveau du possible. Reste à passer du possible à l’être. »
Toujours selonJean Beaufret, l’origine de ce que les penseurs existentialistes considèrent comme une « erreur » de leurs prédécesseurs remonterait à Platon qui « a cru pouvoir essentialiser le réel. Ce fut son illusion. L’essence n’est jamais que seconde, et c’est l’existence [...] qui est première ». Cette « erreur » platonicienne fut reprise par les Pères de l’Église, qui intégrèrent dans leur conception de la Création la thèse essentialiste. Le Créateur aurait « pensé » les créatures avant de leur donner l’existence.
Adversaire tardif de Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.), Nietzsche (1844-1900) reprend cette dénonciation de l’essentialisme dans l’un de ses écrits de jeunesse. Il ajoute une dimension importante : si l’idée d’un existant est antérieure à cet existant lui-même, celui-ci sera inévitablement jugé inférieur à l’idée qui l’a précédé. L’existence apparaîtra ainsi comme une forme appauvrie, dégradée de l’essence. Nietzsche prend l’exemple de la feuille de l’arbre : le concept de feuille « fait naître l’idée qu’il y aurait dans la nature, indépendamment des feuilles, quelque chose comme “la feuille”, une forme en quelque sorte originelle, d’après laquelle toutes les feuilles seraient tissées, découpées [...] mais par des mains si malhabiles qu’aucun exemplaire n’en sortirait assez convenable ni fidèle pour être une copie conforme de l’original ». Qu’un tel raisonnement soit appliqué aux feuilles des arbres n’a guère d’importance, mais qu’on l’applique à l’homme et à ses qualités prétendument universelles entraîne selon Nietzsche des conséquences catastrophiques. Il pousse à conclure que l’individu unique n’est rien d’autre que « la copie multipliée et diversifiée d’une image originelle, celle de l’homme ».[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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