EXPÉRIENCE
On peut situer principalement la notion d'expérience à l'intersection de trois domaines : la philosophie de l'esprit, la philosophie de la connaissance et la philosophie des sciences. On appelle d'abord « expériences » les états mentaux qui, comme la sensation, semblent impliquer une relation immédiate de l'esprit avec un donné, et dont les contenus sont intrinsèquement subjectifs et qualitatifs. Comment caractériser ces contenus d'expérience, et sont-ils autonomes par rapport aux contenus de pensée conceptuels des jugements dont ils semblent se distinguer ?
Du point de vue de la théorie de la connaissance, on appelle expérience non seulement toute connaissance immédiate et non inférentielle, mais aussi une connaissance médiate, inférée ou induite à partir des données sensorielles, apprise et non innée. La connaissance sensible est-elle autonome par rapport à la connaissance rationnelle, et comment justifier la distinction philosophique entre des vérités de fait ou a posteriori et des vérités de raison ou a priori ? Pour l'empirisme, toute – ou la plus grande partie de – la connaissance provient de l'expérience et est justifiée par elle. Pour le rationalisme, aucune connaissance n'est possible s'il n'existe pas de vérités innées ou a priori.
Enfin, du point de vue de la philosophie des sciences, on appelle « expérience » toute procédure par laquelle une hypothèse ou une théorie scientifique est confrontée avec des faits. Quelle est la relation entre théorie et expérience ? D'un domaine à l'autre, la forme des problèmes est commune et s'organise autour de la relation entre le « donné » et le « construit » ou l'inféré. Il est douteux qu'une conception proposée dans l'un de ces domaines puisse être totalement indépendante des positions tenues dans les autres. C'est le cas en particulier de la thèse empiriste, qui, loin d'être aussi naïve et simpliste qu'on le dit souvent, prend de nombreuses formes, dont toutes ne sont pas également acceptables ou inacceptables.
La subjectivité de l'expérience
On s'accorde en général pour attribuer aux états mentaux que nous appelons des expériences les caractères suivants. En premier lieu, elles sont immédiates, au sens où les données qu'elles nous présentent appartiennent à une conscience actuelle (ici et maintenant) et paraissent primitives, c'est-à-dire ne requérir la médiation d'aucune connaissance conceptuelle ou propositionnelle. Elles relèvent, pour reprendre une distinction de Russell (1912), d'une forme de connaissance « directe » ; par opposition à des formes de connaissance « par description » ou par inférence.
En deuxième lieu, leurs contenus sont intrinsèquement qualitatifs. Avoir une douleur, une sensation de rouge, ou percevoir un objet coloré, c'est éprouver une certaine qualité phénoménale, dont la nature est telle qu'elle apparaît d'une certaine manière à celui qui l'éprouve (on laissera de côté dans cet article les expériences qui sont supposées nous présenter un donné extra-phénoménal, comme les « expériences mystiques »). Il faut distinguer ici (Peacocke, 1983) le contenu représentationnel d'une expérience (l'objet qu'elle nous présente) de ses propriétés « sensationnelles » (sa nature qualitative). Les philosophes classiques (à partir de Boyle et de Locke) appelaient en ce sens « qualités secondes » les propriétés phénoménales des expériences sensorielles (telles que couleur, odeur ou saveur), qu'ils distinguaient des « qualités premières » des objets, telles que leur taille, leur texture ou leur forme, correspondant à des propriétés que les objets ont en eux-mêmes indépendamment des manières dont nous les percevons. Locke concevait ces qualités secondes comme des dispositions ou des pouvoirs que les objets ont de produire en nous des expériences.[...]
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Écrit par
- Pascal ENGEL : maître de conférences de philosophie, université de Grenoble-II et C.N.R.S
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