EXPÉRIENCE ET EXPÉRIMENTATION, sciences
Naissance de la méthode expérimentale
C'est sous le signe du refus de tout argument d'autorité que les pionniers de la méthode expérimentale, au xviie siècle, ont placé leurs efforts pour connaître la nature. Au lieu de s'en remettre aux écrits de l'Antiquité, de lire Aristote ou la Bible, ils ont eu l'idée de consulter la nature elle-même, et de se fier à l'examen des faits et à l'expérience plutôt qu'à leurs spéculations. Il s'ensuit que la dimension théorique du travail scientifique est généralement minorée par les philosophes qui se targuent, comme Francis Bacon (1560-1626), de saisir l'esprit de la science nouvelle, et qu'elle l'est aussi par celui qui la porte à son point d'accomplissement, Isaac Newton (1642-1727). L'idée prévaut que la science se constitue par des observations répétées, qui permettent de dégager par induction les lois des phénomènes, que les théories rassemblent sous des principes directement tirés de l'expérience. La connaissance des lois et des théories, associée à celle des conditions initiales d'un système à un instant donné, permet de prédire les phénomènes, par exemple de prédire quand aura lieu la prochaine éclipse de Soleil. La conformité des faits aux prédictions confirme expérimentalement les lois et les théories. Ce schéma, auréolé des succès remportés par la physique newtonienne, prend sa forme canonique au xviiie siècle, dans l'œuvre des Encyclopédistes. On peut dire que jusqu'à la naissance de l'histoire des sciences, à la fin du xixe siècle, la méthode expérimentale entendue comme soumission au verdict de l'expérience et le sentiment que les axes fondamentaux de la physique, tels que Newton les a définis, constituent un acquis définitif ont fait obstacle à l'examen des modalités effectives du recours à l'expérience dans les sciences.
L'histoire des sciences a apporté des éléments qui conduisent à contester le schéma figé légué par d'Alembert. Par exemple Galilée, généralement considéré comme le véritable inventeur de la méthode expérimentale, n'a rien – comme l'a montré Alexandre Koyré dans ses Études galiléennes (1939) – d'un collectionneur de faits, et ses méthodes de travail ne se réduisent pas à la volonté de s'incliner devant l'expérience. Koyré a essentiellement établi deux choses. La première est que l'expérience courante, ou « expérience brute », n'a joué aucun rôle, hormis celui d'obstacle, dans la naissance de la science classique. L'observation de la chute de multiples corps ne dispose pas à l'affirmation selon laquelle les objets en chute libre se déplacent avec une accélération constante indépendante de leur poids. Par ailleurs, Galilée dépasse l'observation naturelle en utilisant des instruments, tel le télescope, et juge son emploi plus judicieux que celui des données sensorielles dans l'examen de la surface de la Lune. La seconde est qu'il importe, pour questionner la nature au moyen d'un dispositif expérimental, d'user d'un langage approprié. Galilée assure que le livre de la nature est écrit en langage mathématique, et la mathématisation de la nature est ainsi un élément constitutif de la méthode de la science nouvelle. Ce contexte théorique joue un rôle de premier plan, au point que Koyré va jusqu'à douter de la réalité des expériences de Galilée, et voit surtout dans son œuvre la marque d'un apriorisme platonicien. L'étude des carnets de recherche de Galilée et la reconstitution de ses expériences par Thomas Settle et Stillman Drake, dans les années 1960, ont permis d'écarter cette hypothèse et d'établir la réalité historique du travail empirique de Galilée. Le père de la méthode expérimentale recourait effectivement à l'expérimentation, et, plus généralement, il ne peut être question[...]
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Écrit par
- Jean-Paul THOMAS : philosophe, professeur des Universités
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