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EXPÉRIENCE (notions de base)

Une dualité de sens rend complexe l’approche philosophique de la notion d’expérience, puisque ce terme renvoie aussi bien à l’expérience existentielle qu’à l’expérimentation scientifique. L’expérience existentielle se dédouble elle-même dans l’expérience sensible, dans le sens où cette dernière peut en constituer le point de départ comme elle peut marquer le commencement de nos constructions théoriques. Quant à l’expérimentation scientifique, qui ne verra le jour qu’avec la science moderne, elle noue avec la théorie des relations complexes et parfois conflictuelles qu’il s’agira de mettre à jour. Mais expérience existentielle et expérimentation scientifique sont-elles totalement distinctes, ou y a-t-il entre l’une et l’autre des analogies, voire des proximités, que seule une analyse approfondie permettrait de repérer ?

Les empreintes d’Aristote

La comparaison entre les doctrines de Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.) et d’Aristote (env. 385-322 av. J.C.), son disciple, avait trouvé l’illustration suivante dans les universités médiévales. On y affirmait que, lorsqu’un platonicien voit un cheval au coin d’une rue, l’image perçue provoque en lui une « réminiscence » : ressurgit dans sa mémoire l’Idée du cheval que son âme a contemplée dans le monde supérieur. Pour identifier un cheval, il lui faut donc quitter le monde sensible et s’élever jusqu’au ciel intelligible, avant de redescendre au sein du sensible pour comparer le modèle éternel à la figure particulière et imparfaite que lui dévoilent ses yeux. Le philosophe aristotélicien n’a nul besoin d’effectuer un « voyage » aussi extraordinaire. Il lui suffit de repérer dans le cheval sensible la « forme » de l’espèce que contient l’animal singulier qu’il a sous les yeux. Cette forme, son âme l’a construite en observant des chevaux particuliers dont il a dégagé peu à peu les caractères constants. Tout commence donc avec l’expérience sensible.

Aristote écrit dans sa Métaphysique : « Tous les hommes désirent naturellement savoir ; le signe en est le plaisir des sens : en effet, en dehors même de leur utilité, nous les aimons pour eux-mêmes. » Alors que la sensibilité était pour Platon comme un poids qui entraînait l’âme vers le bas, ainsi que l’illustre la fable du dialoguePhèdre, qui nous présente l’âme comme un attelage tiré par deux chevaux, l’un cherchant à atteindre le Ciel des idées, l’autre faisant tout pour descendre vers la Terre, l’expérience sensible est pour Aristote l’unique point de départ de la connaissance. Que cette expérience, en dehors de toute dimension utilitariste, nous apporte du plaisir constitue pour lui un argument essentiel. Aristote ne veut pas seulement opposer les deux réalités du corps et de l’âme, il entend donner à l’expérience sensible une partie de la « magie » que Platon réservait aux seules expériences spirituelles. On peut trouver un prolongement de l’argumentation d’Aristote dans l’évolution de sens du mot « esthétique ». Alors que ce mot se rapportait initialement à la seule sensibilité – signification qu’il conserve encore au xviiie siècle, comme le montre par exemple le nom de la partie de la Critique de la raison pured’Emmanuel Kant (1724-1804) consacrée à nos sens et dénommée « esthétique transcendantale » –, il a fini par désigner tout ce qui relève des beaux-arts et de l’expérience particulière que nous vivons au contact de l’œuvre d’art.

Le mot grec correspondant à notre mot « expérience » est empeiria, qui signifie au sens propre « l’empreinte ». Ainsi, pour Aristote, les images perçues se gravent-elles dans notre esprit, qui forme à partir d’elles un schéma général nous permettant d’identifier ultérieurement les réalités particulières qui font partie de la même famille. On peut lire[...]

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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