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EXPÉRIENCE (notions de base)

La difficile sortie de l’empirisme

Il n’en reste pas moins que Platon est sans doute plus éclairant qu’Aristote pour rendre compte des limites du savoir empirique. Arrêtons-nous sur l’exemple privilégié des mathématiques. Pour répondre à un problème pratique, celui de la mesure des terrains qui étaient régulièrement submergés par les crues du Nil, les Égyptiens avaient élaboré des techniques de triangulation très efficaces. Ces techniques nous permettent de comprendre pourquoi la figure du triangle sera à ce point privilégiée par les Grecs qui fonderont la géométrie. Précisément, parce qu’il ne s’agissait pour eux que de s’appuyer sur une technique efficace, les Égyptiens se sont arrêtés là où leurs successeurs grecs vont commencer leurs interrogations. Si Thalès (env. 625- env. 547 av. J.-C.), Pythagore (env. 580-env. 500 av. J.-C.) et tant d’autres vont procéder à de remarquables démonstrations mettant en évidence les propriétés du triangle, c’est parce qu’ils ont conduit des recherches détachées de toute fonction utilitaire. Avec la géométrie naquit la première « théorie », point de départ de toute la science occidentale.

Un autre exemple permet lui aussi de comprendre pourquoi l’efficacité du savoir empirique a pu différer la naissance du savoir théorique. C’est celui, souvent choisi par Aristote, de l’art médical. Parce que le médecin a affaire à des individus singuliers tous différents les uns des autres, il ne saurait y avoir de « science » médicale au sens rigoureux du terme. C’est pourquoi la médecine, aujourd’hui encore, ne peut s’enseigner au tableau noir comme les mathématiques : le futur médecin doit acquérir une pratique et un sens du diagnostic qui n’est pas réellement « théorisable », mais s’acquiert au contact des patients lors des longs séjours que passent les étudiants en médecine dans les services hospitaliers. « Il y a art, note Aristote, quand de nombreuses notions empiriques donnent naissance à une seule conception générale des cas semblables. » Mais, du même coup, un savoir empirique limité peut s’avérer plus efficace qu’un savoir théorique plus vaste. « Parfois, remarque Aristote, sans avoir de savoir scientifique, on peut avoir plus de sens pratique que ceux qui sont savants. C’est surtout vrai des empiriques : si l’on sait que les viandes légères sont digestes et saines, mais qu’on ignore lesquelles sont légères, on ne produira point la santé, tandis que celui qui sait que le poulet est léger et sain la produira davantage. » Le premier a un savoir bien plus étendu que le second, mais le caractère excessivement général de ses connaissances les rend inutilisables concrètement. Le second dispose d’un savoir infiniment plus réduit qu’il pourra mettre au service de ses semblables.

Comme on le voit, les vérités empiriques peuvent donc soit se substituer à une science impossible (c’est le cas de la médecine selon Aristote), soit faire obstacle à la naissance d’un savoir théorique (c’est le cas de l’arpentage égyptien par rapport à la géométrie qui naquit en Grèce). 

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Écrit par

  • : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

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