EXPÉRIENCE (notions de base)
Empirisme contre idéalisme
Nées avec Galilée, les sciences expérimentales ont réactivé le débat philosophique qui avait opposé deux millénaires plus tôt Platon et Aristote. Reprochant à René Descartes (1596-1650) d’avoir développé des hypothèses excessivement métaphysiques au lieu de rester proche de l’expérimentation, les philosophes anglais John Locke (1632-1704) et David Hume (1711-1776) défendront une philosophie dite « empiriste », qui entend ne jamais dépasser les frontières de l’expérience. Selon John Locke, auteur d’un Essai sur l’entendement humainpublié en 1689, « rien n’est dans l’esprit qui n'ait d’abord été dans la sensibilité ». Toutes nos idées, sans aucune exception, sont élaborées à partir de nos observations, et les philosophes idéalistes se seraient égarés en imaginant une autre source pour nos connaissances. À la fin du xviie siècle, Gottfried Leibniz (1646-1716), à mi-chemin de Descartes et de Locke, s’opposera à ses deux prédécesseurs en résumant ses thèses dans une brillante formule de ses Nouveaux Essais : « Nihil est in intellectu quod non priusfuerit in sensu, nisiipseintellectus », qui signifie que « rien n’est dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens, si ce n’est l’intellect lui-même ».
Ce grand débat rebondit au siècle suivant, David Hume (1711-1776) répondant à Leibniz comme ce dernier avait répondu à Locke. La clé de l’argumentation humienne repose sur la catégorie de « causalité », où Leibniz avait cru trouver la faille des théories exagérément empiristes de Locke. Qu’appelons-nous « cause » en fait, se demande David Hume ? Simplement le résultat de l’observation d’une conjonction régulière entre des phénomènes, conjonction qui nous amène à l’hypothèse aventureuse selon laquelle, parce que le phénomène « A » apparaît toujours avant le phénomène « B », il en serait l’élément déclencheur. Or l’observation ne nous dit rien de tel : elle montre simplement que jusqu’à présent « A » est apparu avant « B ». En sera-t-il de même demain ? Nous n’en savons strictement rien. Emmanuel Kant (1724-1804) s’avouera troublé par la puissance des arguments de Hume, qui l’aurait « réveillé de son sommeil dogmatique ». Mais il réagira à ce trouble en développant une très subtile argumentation, qui s’efforcera de prendre Hume à son propre piège, et qui est fondée sur l’observation d’un récipient laissé en plein soleil dans lequel est placée une tablette de cire (Kant reprend ici un célèbre exemple de Descartes). Sans doute, écrit Kant, seule l’observation peut m’apprendre quel sera l’effet de la chaleur du soleil sur la cire. Alors que le soleil fait fondre la cire, il durcit l’argile ; aucune connaissance a priori, c’est-à-dire antérieure à l’expérience, ne pouvait me l’enseigner. Néanmoins, comment puis-je savoir, quand je reviens observer la cire qui a fondu, que c’est bien la même cire que j’avais laissée dans le récipient ? Pourquoi ne pas imaginer qu’une substitution a eu lieu, une autre substance ayant été déposée à place de celle que j’avais placée initialement ? Afin qu’une leçon soit tirée de cette expérience élémentaire, il est nécessaire qu’il y ait en moi, avant toute expérience, des structures mentales, que Kant dénomme « catégories » : la catégorie de « substance », qui ne peut pas avoir son origine dans l’expérience ; la catégorie de « cause », qui me conduit à supposer qu’il y a là autre chose qu’une simple succession, une relation déterminée entre deux éléments. « Que toute notre connaissance commence avec l’expérience ne signifie pas qu’elle découle toute de l’expérience. » Nous avons ici affaire à un modèle de réfutation philosophique, Kant se montrant en un sens « plus empiriste » que Hume pour mieux s’opposer à ses thèses.[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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