EXPÉRIENCE
L'empirisme logique et la construction logique du monde
Le programme empiriste classique ne peut mener qu'au scepticisme, parce qu'il paraît incapable de fonder la connaissance, et en particulier la connaissance scientifique, sur l'expérience sensible : comment celle-ci, si elle est intrinsèquement subjective, peut-elle justifier une connaissance objective et universelle ? Et comment peut-on espérer dériver « empiriquement » les concepts des mathématiques et de la logique, alors même qu'ils sont indépendants de l'expérience ? La tentative de Stuart Mill (1852) pour faire des mathématiques et de la logique des sciences « expérimentales » dans leurs contenus mêmes est à cet égard exemplaire de cet échec, comme l'ont bien montré Husserl et Frege dans leur critique du psychologisme du xixe siècle, lequel dissout véritablement l'objectivité de la logique et de ses lois dans ce que Frege appelait la « bassine psychologique ».
Si l'empirisme veut, à l'encontre du scepticisme et du rationalisme kantien, maintenir son projet, il a tout intérêt à renoncer à ce type de dérivation. C'est ce qu'ont bien compris les philosophes du Cercle de Vienne, quand ils ont cherché à reformuler l'empirisme sur de nouvelles bases. Le principe de cette reformulation repose à la fois sur l'acceptation de la distinction entre des vérités synthétiques et des vérités analytiques, et sur le refus de tracer cette distinction à la manière kantienne. D'une part, selon les positivistes logiques, tout l'a priori est reporté du côté de l'analytique, et l'on revient ainsi à la forme leibnizienne de la distinction : aucune connaissance synthétique ne peut être a priori. D'autre part, l'analytique est défini, contre Kant, comme une propriété des formes du langage et de la signification, et non pas comme une propriété des formes de la pensée en général. Il tient aux faits que certaines vérités (celles de la logique et des mathématiques) sont vraies seulement en vertu des significations des termes qui y figurent. Mais ces vérités sont purement conventionnelles : elles relèvent seulement des décisions que nous avons prises de leur conférer ce statut. C'est pourquoi elles ne disent, selon l'expression de Wittgenstein dans le Tractatus, « rien » : ce sont de pures formes linguistiques, réductibles à des tautologies logiques. Par opposition, les énoncés synthétiques sont ceux qui tirent leur signification de leur rapport, direct ou indirect, à l'expérience sensible.
Deux projets parallèles sont issus de cette redéfinition de la distinction analytique/synthétique. Le premier est le programme de réduction du « langage de la science » à une base purement empirique et observationnelle. Le second est le programme avancé principalement par Carnap (1928) d'une « construction logique du monde » à partir des données de l'expérience sensible. Chacun de ces projets illustre des difficultés semblables de la version fondationnaliste de l'empirisme.
Le second projet est le plus original, parce qu'il cherche à obtenir le même résultat que la déduction transcendantale kantienne, mais par des moyens confinés au cadre strict de l'empirisme (Vuillemin, 1971 ; Granger, 1984 ; Proust, 1986). Dans l'Aufbau, Carnap entreprend de « constituer » l'ensemble des concepts de notre connaissance du monde à partir des vécus élémentaires de l'expérience. Son projet a certaines affinités avec le programme phénoménologique de Husserl (1948, cf. Carnap, 1928, paragr. 3) à la même époque, qui entreprenait de fonder les essences sur les vécus phénoménologiques de l'expérience. Mais, contrairement à Husserl, Carnap refuse toute essence, tout synthétique a priori, tout « a priori matériel » et toute subjectivité transcendantale. Son inspiration initiale provient[...]
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Écrit par
- Pascal ENGEL : maître de conférences de philosophie, université de Grenoble-II et C.N.R.S
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