EXPÉRIENCE
Théorie et expérience
Le programme empiriste logique d'une réduction du langage de la science à des données observables rencontre des limites analogues. Alors que le positivisme classique (celui de Comte et de Mill) entendait réduire la science à l'énoncé de « lois des phénomènes », le positivisme viennois reformule le problème dans un cadre linguistique. Selon le célèbre « critère de signification » des Viennois, seuls sont doués de sens les énoncés qui tombent d'un côté ou de l'autre de la barrière analytique/synthétique, et seuls ont une signification « cognitive » les énoncés qui donnent lieu à des observations permettant de les confirmer ou de les infirmer, c'est-à-dire qui permettent de dériver, avec des règles d'inférences logiques et des règles auxiliaires, des énoncés d'observation.
D'une part, cela délimite la science et la métaphysique, comme le sens opposé au non-sens. D'autre part, le langage de la science (par exemple celui de la physique) se trouve scindé en deux langages distincts : le langage théorique, qui contient des termes désignant des entités inobservables tels que « atome » ou « électron », et le langage observationnel, contenant des termes publiquement observables, tels que « chaud » ou « rouge ». La corrélation entre les deux vocabulaires est établie, selon Carnap, par des « règles de correspondance », qui montrent comment les termes du vocabulaire théorique, qui ne sont que « partiellement » interprétés, reçoivent leur interprétation complète avec les termes du vocabulaire observationnel. Par exemple, « température » s'interprète, moyennant des règles sur la mesure, par des énoncés observationnels rapportant des constats sur un thermomètre.
Cette analyse est conforme à la conception hypothético-déductive classique des théories scientifiques : celles-ci sont des ensembles de lois, soumises au verdict de l'expérience par le biais des prédictions qu'on peut en déduire (moyennant des hypothèses auxiliaires ou des conditions initiales) et par là vérifiées ou infirmées. L'histoire du positivisme logique au xxe siècle s'identifie aux tentatives faites par les philosophes de cette tradition pour spécifier la « base empirique » adéquate et pour établir la corrélation recherchée entre termes théoriques et termes observationnels.
Le critère de signification empirique subit des reformulations constantes (Hempel, in Jacob, 1980). Carnap finit par admettre, dans les années 1950, que les termes théoriques étaient probablement inéliminables, en partie sous l'influence de Popper, qui soutient que le seul véritable critère de « démarcation » de la science et de la métaphysique est la réfutabilité des énoncés scientifiques, plutôt que leur confirmabilité. Selon la conception rationaliste de Popper (1936), les scientifiques formulent des théories audacieuses, qu'ils soumettent à des tests sévères. Le contact des hypothèses et de l'expérience est essentiellement négatif, et l'on doit renoncer à l'inductivisme qui sous-tend la conception positiviste : la relation entre théorie et expérience n'est pas celle d'une confirmation, mais celle d'une infirmation. À cela s'ajoute le fait que toute tentative pour fonder une « logique de la confirmation » des théories scientifiques échoue, si l'on entend réduire le raisonnement scientifique à une forme de raisonnement inductif (cf. Popper, in Jacob, 1980). Une autre critique du réductionnisme positiviste est venue de Quine (1960), qui soutient que la notion de signification – et par conséquent de signification empirique – est trop indéterminée pour pouvoir se prêter au rôle fondationnel que lui assignait Carnap. Il s'ensuit, selon Quine, que la distinction analytique/synthétique, entre des énoncés[...]
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Écrit par
- Pascal ENGEL : maître de conférences de philosophie, université de Grenoble-II et C.N.R.S
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