EXPLICATION, sociologie
Depuis Wilhelm Dilthey, il est classique de distinguer deux démarches intellectuelles : la compréhension, qui serait caractéristique des sciences de l'esprit, et l'explication, qui serait propre aux sciences de la matière. Expliquer renvoie donc à première vue au cadre épistémologique dont se sont dotées, depuis la révolution scientifique, les sciences naturelles. Il s'agit de substituer à des rapports d'ordre magique des relations causales objectives qui peuvent être représentées sous une forme mathématique.
Mais, avant de relever de l'épistémologie, l'explication est un concept de sens commun. Expliquer, c'est d'abord prendre le temps de développer un raisonnement propre à emporter la conviction de celui qui le reçoit. « Sans explication » signifie avant tout de façon « arbitraire », voire « autoritaire ». L'explication est du côté de la raison et, plus précisément, de l'explicitation systématique des enchaînements rationnels sous-jacents à un fait, une décision, un mot, etc. Une explication peut être ou non convaincante, et s'oppose à un argument d'autorité, à une parole magique, à l'usage d'un mot non défini, ou encore à toute forme d'adhésion instantanée à un énoncé : l'explication demande du temps et une construction rationnelle.
Les sciences sociales ont-elles vocation à expliquer des phénomènes ? C'est le cas selon François Simiand qui, dans La Méthode positive en science économique (1912), poursuit la réflexion d'Émile Durkheim : « Une théorie de science positive est constituée par l'explication causale, à forme de loi, d'un phénomène ou d'une catégorie de phénomènes ; elle n'est pas la détermination idéale d'un certain système hypothétique de relations entre des éléments conçus par l'esprit. » Une véritable explication reposerait donc sur la saisie intellectuelle de faits positifs par un enchaînement rationnel de causes, appelé « loi ». Au fond, on retrouve là l'idée de mécanisme transposée aux faits sociaux, dans la lignée des philosophies matérialistes et rationalistes, de Démocrite à Spinoza. En sociologie, cette perspective culmine avec la « sociologie des variables » qui entend établir le fondement des grandes relations entre phénomènes sociaux, comme la relation entre origine, éducation et position sociale.
Cette démarche s'appuie sur un usage explicatif de la statistique, et en particulier sur des modèles causaux censés permettre de déterminer quelles variables exercent effectivement un « effet toutes choses égales par ailleurs » et de quantifier celui-ci.
À l'opposé, la tradition compréhensive a beau jeu de contester le caractère nécessairement réducteur des explications couramment avancées : la « frustration relative » pour les comportements délinquants (Merton), les effets de « différences de socialisation » en matière de réussite scolaire (Bourdieu et Passeron), etc.
En partant de l'expérience subjective des acteurs, la sociologie compréhensive serait ainsi en mesure de rendre compte de façon plus fine d'actions qui ne prennent pas place dans l'enchaînement des rouages d'un mécanisme. Elle mettrait en évidence les ambiguïtés et la complexité des mobiles de l'action concrète et atteindrait ainsi à ce qui fait la spécificité de l'action humaine, sa dimension subjective. L'explication, si elle continue pour certains tenants de l'approche compréhensive de constituer l'horizon épistémologique de la sociologie, devrait alors reposer sur une démarche individualiste : une fois reconstitués les mobiles des acteurs, les faits sociaux, objectivés par la statistique, sont interprétables comme des « résultantes » collectives (Raymond Boudon).
Paradoxalement, la démarche de l'[...]
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Écrit par
- Frédéric LEBARON : professeur de sociologie à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
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