Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

EXPOSITION

Article modifié le

Les expositions dans la vie culturelle

Les expositions artistiques ne constituent cependant, on l'a dit, qu'une partie du phénomène. Celui-ci a pris une ampleur inédite, auprès d'un très large public, dès l'instauration des expositions universelles, dont la première eut lieu à Londres en 1851. Elles manifestent une internationalisation de la vie culturelle dont on sent aujourd'hui les effets, avec les grandes expositions qui attirent d'une capitale à l'autre de nouvelles formes de tourisme intellectuel, de délectation lettrée ou d'érudition itinérante. On peut citer ainsi, pour la seule année 1986, l'exposition consacrée au thème de La Méduse à Vienne, celle sur Arcimboldo au palazzo Grassi à Venise, et celle sur Vienne,naissance d'un siècle au Centre national Georges-Pompidou. À Paris, le phénomène s'est considérablement intensifié à partir des années 1970 : l'année 1972 a été particulièrement marquante, avec plusieurs expositions de grande ampleur, telles que Van Gogh, Millet, Georges de La Tour, L'École de Fontainebleau, Douze ans d'art contemporain en France... Depuis l'ouverture du musée d'Orsay en 1986 et l'aménagement du « grand Louvre » en 1988, d'autres grandes expositions ont attiré des foules considérables, en même temps que les musées de province, bénéficiaires d'une politique de modernisation, se donnaient eux aussi les moyens d'organiser des expositions ambitieuses, dépassant l'intérêt local. Les expositions en sont venues à s'exporter à l'étranger comme un produit culturel : la France a notamment organisé au Japon Paradis d'artistes (830 000 visiteurs, ce qui en fait l'une des dix expositions les plus visitées en 2006), Paris du monde entier (sur les artistes étrangers à Paris de 1900 à 2005, et qui a rapporté 750 000 euros à son organisateur, le Centre national Georges-Pompidou), ou encore Monet, en 2005, organisé par le musée d'Orsay.

Cette ouverture géographique de l'audience s'accompagne d'un élargissement à des disciplines qui dépassent largement le cadre de l'histoire de l'art : les sciences de la matière et de la vie, l'histoire et les sciences sociales, voire la philosophie (on pense, par exemple, à l'exposition Les Immatériaux organisée par Jean-François Lyotard au Centre Georges-Pompidou en 1985, ou Iconoclash par Bruno Latour à Karlsruhe en 2002) ou la littérature (Kafka au Centre Georges-Pompidou en 1984, Barthes en 2002, Beckett en 2007) ainsi que des arts réputés « mineurs », tels que la photographie, qui a connu en quelques années une spectaculaire multiplication de ses lieux d'exposition, l'architecture, et même le cinéma (Cités-Cinés à la Cité des sciences et techniques de La Villette en 1987-1988, Hitchcock au Centre Georges-Pompidou en 2001). En France, l'ouverture du Centre national Georges-Pompidou a particulièrement favorisé ces options pluridisciplinaires, avec de grandes expositions au rayonnement international qui renouvellent les formes traditionnellement monographiques ou thématiques, que le thème soit à dominante géographique (Paris-New York en 1977, Paris-Berlin en 1978, Paris-Moscou en 1979, Paris-Paris en 1981, Présences polonaises en 1983, Le Japon des avant-gardes en 1987, Alors la Chine en 2003, Africa Remix en 2005, Los Angeles en 2006), historique (Les Années 50 en 1988), ou proprement esthétique (Magiciens de la terre en 1989, Art et pub en 1990, Manifeste en 1992, Dada en 2006).

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Ce phénomène illustre bien l'impact de ce qu'on pourrait appeler « l'effet d'institution » sur l'augmentation sensible du nombre d'expositions durant les années 1970 : car c'est la création de nouvelles institutions (elle-même due, pour une part, à la demande créée par l'intensification de la fréquentation) qui tend à multiplier l'offre en matière d'expositions. On notera ainsi, toujours dans le cas de Paris, que de 1944 à 1976 le musée d'Art moderne de la Ville, installé au palais de Tōkyō, organisa environ 190 expositions (dont une vingtaine dans d'autres lieux), soit une moyenne de 5,8 par an ; s'y ajoutèrent, de 1968 à 1976, environ 80 expositions organisées par le Centre national d'art contemporain, soit un taux moyen de 9,8 par an ; et, de 1977 à 1985, le seul Musée national d'art moderne installé au Centre Georges-Pompidou organisa environ 275 expositions d'art plastique, plus une soixantaine exclusivement consacrées à la photographie et une dizaine situées hors du Centre – soit un total de 350 expositions, et un taux moyen de 43,8 par an. Cette vertigineuse accélération, mesurée ici uniquement pour l'art moderne et contemporain et à l'intérieur d'organismes publics – car on ne compte pas ici l'offre en provenance des galeries privées ni les expositions d'art ancien ou d'autres disciplines culturelles –, illustre bien et la place énorme prise par ce phénomène dans une ville comme Paris, et l'importance de cet effet d'institution. Celui-ci s'est manifesté, en outre, par le développement des centres d'art contemporain en France, sur le modèle des Kunsthalle germaniques : ces structures d'exposition consacrées à l'art contemporain, intermédiaires entre le musée et la galerie, sont exclusivement réservées à la présentation des œuvres (hors achat), sans posséder de collections.

Mais l'importance grandissante des expositions dans la vie culturelle n'est pas seulement un effet d'institution : c'est aussi, pourrait-on dire, un effet de profession, lié à la re-définition des fonctions de ceux qui sont chargés de les organiser – à savoir les conservateurs. En effet, parmi les quatre grandes fonctions qui leur sont traditionnellement imparties – sauvegarde du patrimoine, enrichissement des collections, recherche, présentation –, cette dernière s'est beaucoup développée depuis la Seconde Guerre mondiale par l'intermédiaire des accrochages : accrochages permanents et, surtout, temporaires, dans le cadre des expositions. Celles-ci exigent des commissaires (ou curators en anglais), un travail et des responsabilités de plus en plus lourds, à mesure qu'augmentent la dimension et l'ambition des manifestations, la spécialisation et le niveau d'exigence. Mais elles leur valent du même coup des avantages spécifiques : d'une part, en matière de capacités d'initiative (Michel Laclotte, responsable du département des Peintures au musée du Louvre, reconnaissait qu'on se sent beaucoup plus « libre » dans un accrochage temporaire que dans une présentation permanente, d'autant plus que « l'effet est de courte durée : si c'est raté, on pourra le refaire, ou bien on l'oubliera une fois l'exposition décrochée »), et d'autre part, de reconnaissance externe, dans la mesure où les expositions ont tendance à être de plus en plus « signées ».

En effet, contrairement à ce qui se passait encore il y a une génération, le travail du commissaire, au moins en ce qui concerne les grandes manifestations institutionnelles, ne consiste plus seulement à sélectionner, à obtenir et à accrocher des œuvres : il doit, surtout pour les expositions thématiques (et plus encore lorsqu'elles sont pluridisciplinaires), déterminer un point de vue sur la question traitée, avec l'aide éventuelle de spécialistes du sujet ; il doit diriger de véritables équipes (qui peuvent atteindre une cinquantaine de personnes) en ayant recours à un architecte ; il doit organiser l'accrochage en fonction d'un double souci d'exactitude scientifique et de lisibilité pédagogique ; il doit éditer un catalogue susceptible de constituer un ouvrage de référence ; il doit enfin gérer des crédits souvent très importants (le coût moyen d'une exposition dépendant de la Réunion des musées nationaux s'élevait à presque 10 millions de francs dans les années 1990, dont environ 20 à 25 p. 100 pour le personnel, autant pour la présentation proprement dite, au moins 30 p. 100 pour le transport, 15 p. 100 pour les assurances, environ 10 p. 100 pour la publicité). L'augmentation des coûts, due notamment à celle des assurances et des transports, n'est pas toujours compensée par la hausse des recettes (les expositions sont en effet souvent déficitaires), ce qui oblige à compléter les subventions d'État par un appel au mécénat : cela ajoute encore aux charges du commissaire, amené à consacrer une partie de son temps à la recherche de crédits.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

En contrepartie, la fonction de commissaire d'exposition tend à s'assortir d'un pouvoir et d'un prestige croissants : son nom est cité par les critiques spécialisés, qui de plus en plus commentent le travail d'exposition proprement dit, la qualité de l'accrochage ou l'intelligence de la sélection. La critique des expositions – dont La Font de Saint-Yenne avait été l'initiateur lors du salon de 1746 avec ses Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la peinture en France – tend d'ailleurs elle aussi à se spécialiser, participant activement à ce processus de valorisation du travail d'exposition. De même qu'au cinéma, dont l'économie est d'ailleurs très proche de celle de l'exposition, on a pu assister à la consécration du réalisateur, jadis obscur organisateur, au titre d'auteur, de même le commissaire d'exposition en vient à être considéré comme un « auteur » à part entière, et l'exposition elle-même comme une œuvre en tant que telle. C'est ainsi qu'en 1997, pour la première fois en France, une exposition a été reconnue par le tribunal comme œuvre de l'esprit : les héritiers d'Henri Langlois ont pu interdire toute modification de la présentation qu'il avait imaginée pour le musée du Cinéma, au titre de la protection du droit d'auteur. Aujourd'hui, il est devenu courant de voir mentionné dans un compte rendu d'exposition le nom du commissaire, et commentés ses choix d'accrochage, notamment en matière d'art contemporain, où certains commissaires sont parvenus à s'imposer comme des références, tel le Suisse Harald Szeemann. Si cette tendance à l'« auteurisation » du commissariat d'exposition fait parfois grincer des dents, pour ceux qui considèrent que le commissaire ne doit pas voler la vedette à l'artiste, il n'empêche qu'elle ne cesse de s'affirmer depuis les années 1980, comme en témoignent notamment la création en 1987 d'un Grand Prix national de la muséographie, l'attribution du prix Vasari de l'édition d'art à un catalogue, ou encore la signature du catalogue par le commissaire.

Le catalogue, justement, est un élément important de toute exposition. Il trouve son origine dans les livrets des Salons (le premier fut imprimé en 1673), voire dans les listes constituées par les amateurs pour leurs collections privées. Initialement, il était principalement destiné à guider le public dans sa visite en permettant d'ordonner le parcours et d'identifier les œuvres ; ainsi les livrets des Salons étaient-ils organisés non par auteurs, mais selon la topographie de l'accrochage, la description des sujets venant avant l'identification de l'artiste. Mais sa fonction d'instrument de recherche, tournée davantage vers les pairs et destinée à la postérité, prend de plus en plus le pas sur sa fonction de présentation : le catalogue devient un véritable instrument scientifique, qui ne cesse de gagner en volume, en poids et en coût – au point que même la numérotation des œuvres tend à disparaître. Le catalogue comme livre de l'exposition, l'exposition comme mise en œuvre d'un discours : une telle évolution illustre bien l'importance prise par la fonction de commissaire d'exposition au sein de la profession de conservateur, dès lors que l'exposition devient dans certains cas un moteur de la recherche historique, au lieu d'en être la simple illustration vulgarisée.

Ainsi, l'exposition de 1934 à l'Orangerie des Tuileries, Les Peintres de la réalité, a joué un rôle important dans la reconnaissance et la réévaluation des grands courants du réalisme, incarnés par des peintres aujourd'hui aussi célèbres que La Tour et Le Nain, mais à l'époque mal connus ou mésestimés. Elle a même eu, selon l'historien d'art Francis Haskell, des effets sur la production artistique contemporaine et, un peu plus tard, sur les adeptes du réalisme socialiste. L'importance historique d'une telle exposition a d'ailleurs été soulignée rétrospectivement lorsque, en 2007, elle a été rééditée sur les lieux mêmes.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Les nouvelles tendances en matière d'exposition renforcent cette dimension scientifique. En effet, parallèlement aux grandes expositions à succès, génératrices de files d'attentes parfois spectaculaires à l'entrée des musées, on peut voir depuis les années 1970 de petites expositions très ciblées, souvent confiées à un universitaire et non pas seulement à un conservateur : ces « expositions-dossiers », dont le concept a été emprunté aux musées américains, se sont développées au Louvre puis à Orsay ; elles permettent une approche érudite d'une œuvre ou d'un petit groupe d'œuvres, d'une école ou d'une collection, en recourant si nécessaire aux photographies pour reconstituer les éléments dispersés d'un ensemble.

Enfin, le Centre Georges-Pompidou a expérimenté, après sa réouverture en 2000, les accrochages temporaires des collections permanentes du Musée national d'art moderne (Big Bang en 2005-2006, Le Mouvement des images en 2006-2007). Intermédiaires entre la présentation du fonds et la grande exposition temporaire, elles ravivent la curiosité du public tout en permettant aux spécialistes un nouveau regard sur les œuvres, en fonction des thématiques ou des rapprochements ainsi proposés par les conservateurs. En outre, dans un contexte de multiplication des demandes de prêts due à l'augmentation mondiale de l'offre d'expositions (en 2000, le M.N.A.M. a prêté 1 305 œuvres pour des expositions, dont plus de la moitié à l'étranger, et a refusé plus de 800 demandes de prêts), ainsi que de renchérissement prononcé des coûts de transport et d'assurance, ces « expositions-maison » constituent une solution plus économique que la classique exposition temporaire, exigeant une grande capacité à obtenir et à gérer des prêts en provenance des autres musées.

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Médias

La Raie, J.-B. S. Chardin - crédits : G. Dagli orti/ De Agostini/ Getty Images

La Raie, J.-B. S. Chardin

 Centre Georges-Pompidou, Paris - crédits : Votava/ IMAGNO/ AKG-images

 Centre Georges-Pompidou, Paris

Autres références

  • 1848 ET L'ART (expositions)

    • Écrit par
    • 1 190 mots

    Deux expositions qui se sont déroulées respectivement à Paris du 24 février au 31 mai 1998 au musée d'Orsay, 1848, La République et l'art vivant, et du 4 février au 30 mars 1998 à l'Assemblée nationale, Les Révolutions de 1848, l'Europe des images ont proposé une...

  • AFRICA REMIX (exposition)

    • Écrit par
    • 1 063 mots

    Dans l'horizon élargi de l'universalisation de l'art, les scènes artistiques les plus éloignées ont, à un moment ou à un autre, leur chance d'apparaître comme matière à exposition. Il en est une cependant dont la perception demeure problématique : l'art contemporain...

  • À LA MORT, À LA VIE ! VANITÉS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI (exposition)

    • Écrit par
    • 1 061 mots
    • 1 média

    Du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022, le musée des Beaux-Arts de Lyon a présenté sous le commissariat de Ludmila Virassamynaïken, conservatrice en chef du patrimoine, une exposition intitulée À la mort, à la vie ! Vanités d’hier et d’aujourd’hui, dont l’originalité principale résidait...

  • ALBRECHT ALTDORFER. MAÎTRE DE LA RENAISSANCE ALLEMANDE (exposition)

    • Écrit par
    • 1 177 mots
    • 1 média

    La présence dans les collections publiques parisiennes de créations graphiques de toute première qualité – dessins, gravures sur bois ou sur cuivre – justifiait très largement la réunion, dans le cadre d’une exposition au musée du Louvre (prévue du 1er octobre 2020 au 4 janvier 2021)...

  • Afficher les 231 références

Voir aussi