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POUND EZRA (1885-1972)

Les « Cantos »

Hugh Selwyn Mauberley (1920) constitue l'un des moments importants de l'œuvre de Pound : l'expérience du poète s'y trouve ramassée en même temps que se précise le dessein esthétique que les Cantos vont illustrer. Le ton est ferme qui répudie le syncrétisme des premiers recueils ; le poète s'efforce de suivre le cheminement esthétique de l'infortuné Mauberley « en désaccord avec son âge ».

Fidèle à son premier principe, « Méfie-toi de l'abstraction », Pound présente une série de portraits (de « personae » pour respecter sa terminologie) qui véhiculent, sur des modes différents, le propos satirique du poète. Mauberley offre plus qu'un autoportrait ; d'ailleurs, Pound se défend en effet de s'être projeté dans son personnage. L'ouvrage exprime tout un complexe culturel que Pound a médité pendant quelque quinze ans : synthèse, lucide commentaire, processus de clarification, Mauberley permet au poète de faire le point, de liquider tout un passé vécu, de se situer dramatiquement vers cet ailleurs que les Cantos tentent de décrire.

C'est une œuvre d'attaque, malgré l'amertume des remarques désabusées et cinglantes qui crispe la surface glacée des poèmes. Le vers est saccadé, ses arêtes tranchantes lacèrent les lieux communs. La publication de Mauberley marque une rupture dans le temps et dans l'espace : Pound quitte Londres ; départ symbolique. Il est désormais en pleine possession des trois éléments poétiques définis en 1917 : « melopoeia » (ou qualité musicale du vers), « phanopoeia » (ou jeu des images visuelles), « logopoeia » (ou danse de l'intellect).

Conçus sur le mode épique, les Cantos retracent la carrière du poète, « homme sans fortune mais riche de promesses ». La trame épique fusionne avec la texture proprement lyrique du projet. Il semble bien que, pour le poète américain, il n'existe pas de conflit entre l'expression lyrique et le mode épique. La même remarque est également valable pour les Feuilles d'herbede Walt Whitman, Au pont de Brooklyn de Hart Crane, ou Patersonde William Carlos Williams.

Les Cantos se proposent un triple dessein : émouvoir, enseigner et plaire, en quoi ils ne diffèrent pas de L'Iliade ou de La Divine Comédie. Cependant, à l'unité du poème homérique centré sur un seul héros ou un épisode singulier, à l'œuvre dantesque toute polarisée par la scolastique traditionnelle, Pound oppose une matière poétique où viennent fusionner des éléments disparates. Le reproche fondamental que l'on a adressé aux Cantos repose sur l'aspect fragmentaire qu'ils présentent et qui menacerait l'unité de l'œuvre. On a trop souvent lu les Cantos comme une juxtaposition de motifs décousus, comme une mosaïque précieuse ou terne, alors qu'une étude patiente des thèmes, de l'iconographie, des références diverses, des allusions multiples dégagerait la solide armature de cet édifice prodigieux.

Plutôt que le schème temporel que retient Daniel D. Pearlman (le seul critique qui se soit préoccupé de trouver une unité aux Cantos), nous suggérons que le thème de l'amour constitue un indice majeur. Ce thème apparaît en effet dès la fin du premier « Canto », dans une invocation fervente à Aphrodite, avec toutes les connotations qu'elle suggère dans le domaine éthique et esthétique, à savoir : ordre, beauté, justice, paix, sincérité, passion, compassion.

L'impersonnalité initiale des Cantos, qui débutent de façon très symptomatique par une admirable traduction du livre XI de L'Odyssée, permet au poète de s'identifier successivement à Tirésias aveugle, à Elpenor, le mort sans sépulture. Dès lors s'établit le dialogue que l'on retrouve tout au long des Cantos et s'annonce l'échange constant entre[...]

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Ezra Pound - crédits : David Lees/ Corbis/ VCG/ Getty Images

Ezra Pound

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