FACES, film de John Cassavetes
De la nudité des visages
Faces, des « visages » : le film en regorge, qui ne laisse pas une seconde de répit à ses personnages ni à ses acteurs, épiés par une caméra voltigeuse. Visages burinés par la lumière crue, brûlés par le contraste, visages qui ne sont plus que rides, pores frémissants ou surfaces faussement lisses, noyés dans une matière visuelle – le somptueux noir et blanc de ce tournage fauché en 16 mm, qui utilise le grain prononcé de la pellicule comme une valeur plastique digne de la touche des plus grands peintres. Les gros plans ne tranchent dans l'ensemble que par une lisibilité accrue, mais c'est tout le film qui est placé sous le signe d'un « effet gros plan », scrutant inlassablement tous les personnages, même lorsque, dans les deux longues et frénétiques séquences au Club, la caméra survole rapidement des groupes anonymes.
To make faces, c'est aussi « faire des grimaces ». Les héros de cette comédie qui s'échine à devenir drame ne cessent de bouger – dansant, faisant les idiots, racontant blague sur blague (plus de la moitié des plans montrent un rire). Avec les corps, les visages sont perpétuellement mobiles, emportés dans une pantomime qui semble ici proprement confondue avec l'essence du langage, et avec la vie même : parler à l'autre, c'est lui raconter une blague, et lui offrir un visage surexpressif. Entre hommes, c'est la communauté potache des chansons paillardes et des jokes de commis voyageurs. Entre femmes, un voile d'hypocrisie et de quant-à-soi plus difficile à lever, mais qui laisse percer la même régression. Univers parallèles, que même le sexe – indéfiniment remis à plus tard – ne réunit pas, ou seulement hors champ, et qui ne communiquent que par leur égalité dans le burlesque consenti : la force de ces personnages, la sympathie que suscitent même les plus déplaisants, tient à cette énergie qu'ils acceptent de dépenser, sans résultat et sans reste, autant pour nous que pour eux.
Le film fut remarqué pour ce déluge de dialogues, enjolivé par les arabesques de la caméra portée sur l'épaule. Les partis pris sont tous cohérents : les courtes focales jouent de la profondeur d'espaces privés qu'elles rendent vastes comme des palais ; l'éclairage cru, jusqu'aux surexpositions systématiques de la fin, est adapté à cette capture d'instants de vérité, de grâce ou de fatigue ; les cadrages déhiscents, dans leur bizarrerie assumée, sont l'ironie propre de ce film qui aime ses personnages, mais ne parvient pas à les prendre au sérieux. Il est bien vain, dès lors, de chercher une morale : « si l'amour porte des ailes, n'est-ce pas pour voltiger ? », comme le suggérait l'épigraphe de La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939)... Quant au mariage, il n'est plus cette valeur symbolique absolue de la comédie américaine classique : il est, au mieux, un compromis, rassurant ou embarrassant, au choix.
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Écrit par
- Jacques AUMONT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
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