FAMILLE Les sociétés humaines et la famille
Tout le monde sait ou croit savoir ce qu'est la famille. Elle est inscrite si fortement dans la pratique quotidienne, elle est d'une expérience si intime et si « familière » qu'elle apparaît de façon implicite comme une institution allant de soi, un « donné » naturel et, par une forme d'extension somme toute logique, comme un fait social universel. La catégorie de donné naturel et celle de fait universel se confortent mutuellement : la famille doit être universelle si elle est naturelle ; elle est naturelle si elle est universelle. En l'occurrence d'ailleurs, à ce niveau, qui est celui des représentations populaires, la croyance en une universalité naturellement, presque biologiquement fondée de la famille ne renvoie pas à une entité abstraite qui serait susceptible de prendre des formes variées dans le temps et dans l'espace ; elle renvoie, au contraire, de façon précise, au seul mode d'organisation qui nous soit familier en Occident. Les traits les plus marquants en sont : la dimension réduite au couple formé par un homme et une femme et à leurs enfants ; la monogamie, tout au moins dans un même temps ; la résidence virilocale ; la transmission du nom par les hommes ; l'autorité masculine.
À dire vrai, les représentations populaires sont sur un point, celui de l'universalité, presque fondées. Si l'on accepte comme définition minimale de la famille celle qui fut proposée par Claude Lévi-Strauss en 1956 comme point de départ de sa réflexion, à savoir « l'union plus ou moins durable et socialement approuvée d'un homme, d'une femme et de leurs enfants » (version française de 1971), alors il semble bien qu'une unité sociale de cette forme soit une institution très largement répandue. Il est vrai qu'on la rencontre aussi bien chez les peuples les plus « développés » que chez les peuples les plus « primitifs », ce qui ruine le schéma qui fait de cette forme de famille l'extrême pointe d'une évolution allant de l'indifférenciation archaïque vers des formes raffinées. Ainsi, chez les Vedda de Ceylan, qui ont été décrits par G. C. et B. Z. Seligman (1911) et qui n'avaient pas d'habitat construit ni même permanent, le groupe « occupe parfois le même abri sous roche, mais chaque famille élémentaire se tient strictement dans sa partie de l'abri, tout comme si elle était séparée des autres par de tangibles barrières » (R. H. Lowie). Cette même unité formée par un couple et ses enfants est à la base des familles polygynes, que l'on pourrait définir en disant simplement que plusieurs unités de ce type partagent un même homme, mari et père. Enfin, elle est aussi l'unité de base des familles étendues, où de telles cellules coexistent, dans une résidence commune, sur plusieurs générations.
Les représentations populaires sont presque fondées ; et, pourtant, il existe des sociétés où ces associations quasi permanentes d'un homme, d'une femme et de leurs enfants n'existent pas. Le cas le plus célèbre dans la littérature anthropologique est celui des Nayar de la Côte de Malabar aux Indes, tel qu'il fut décrit par Kathleen Gough (1959). Résumons-le à grands traits. Le genre de vie guerrier des hommes leur interdisait autrefois de fonder une famille. Chaque femme était mariée nominalement ; elle avait, en effet, un mari choisi dans un lignage régulièrement associé au sien comme fournisseur de partenaires matrimoniaux ; il s'agissait là d'un mariagerituel qui avait pour objet, semble-t-il, de fonder la légitimité des enfants. Cependant, les femmes ne cohabitaient pas avec leurs maris ; elles prenaient les amants qu'elles voulaient. Les enfants nés de ces unions temporaires appartenaient par naissance au groupe de leur mère, mais ils étaient légitimés par le mariage formel[...]
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Écrit par
- Françoise HÉRITIER : professeur au Collège de France
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