FATRASIE
Apparemment dérivé de fatras, le mot fatrasie est pourtant attesté dans l'usage vers 1250, soit plusieurs décennies avant lui. D'étymologie obscure (on a voulu les faire remonter au latin farsura, « remplissage »), l'un et l'autre appartiennent en ancien français au vocabulaire littéraire (peut-être humoristique) et désignent deux variétés formelles d'un même type de poésie. À première vue, celle-ci se réduit à des jeux incohérents de non-sens ; elle donne souvent au lecteur moderne une impression de platitude : impression erronée, due à l'éloignement culturel. Fatrasie et fatras, genres techniquement complexes, semblent avoir été pratiqués, à titre de divertissement, dans des cercles de lettrés coutumiers de toute espèce d'expérimentation joyeuse sur le langage.
À l'époque, vers 1200, où la poésie française atteint son premier âge classique, une tension s'y crée, qui provoque diverses tentatives pour passer au-delà d'un langage dès lors senti comme contraignant. On pousse le plus loin possible la recherche de l'artifice ; certains s'amusent à fausser les agencements syntaxiques ; d'autres, à produire des décalages de signification, des distorsions de vocabulaire ; beaucoup accordent la préférence aux « figures de mots » sur celles de pensée, à l'antithèse sur la métaphore ; on tend à généraliser l'emploi du saugrenu. Au sein des traditions littéraires constituées, on voit ainsi s'instaurer, au milieu du xiiie siècle, des techniques nouvelles dont le propre est d'engendrer un écart entre le déroulement verbal de la poésie et celui de l'idée. Elles systématisent les effets d'accumulation et de contraste, brodent sur la trame du discours des éléments qui y suscitent des discontinuités imprévisibles, des accélérations soudaines, faisant éclater la texture morpho-sémantique, tranchant le fil du sens ou promouvant un sens autre, issu d'un vide apparent. Ces diverses techniques ou « jongleries » convergent en fait : poussées à leur terme extrême, elles engendrent la fatrasie. Celle-ci semble avoir été particulière à la Picardie de la seconde moitié du siècle : l'inventeur en aurait été, selon certains, le juriste Philippe de Beaumanoir. Vers 1300, elle produisit le fatras, dont la vogue dura jusqu'au xvie siècle. Formellement très rigide, la fatrasie est constituée par une strophe de six pentasyllabes suivis de cinq heptasyllabes sur deux rimes. Le fatras enchâsse, en vue d'un effet supplémentaire de contraste, ces onze vers, réduits à l'isométrie, entre les deux vers d'un distique emprunté à quelque poème connu, généralement à thème amoureux. Passé 1430, seul le schème formel se maintint, et souvent le fatras cessa de jouer du non-sens.
Fatrasie et fatras utilisent les mêmes procédés de rupture sémantique, presque toujours cumulés en séries parfois étourdissantes. Le but du discours fatrasique est de briser, au sein de la phrase, les compatibilités normalement exigibles entre verbe et nom, verbe et verbe, nom et nom ou adjectif : soit que l'on pose entre les termes syntaxiquement unis un lien de contradiction (ex. un muet me dit), soit que l'on conjoigne des catégories sémiques que l'usage courant disjoint (ex. la maison s'approcha). Toutes les propositions du discours sont ainsi affectées. L'effet produit est accusé par la distribution du vocabulaire : forte prédominance numérique des noms sur les verbes et les adjectifs, d'où un caractère général « substantif », qui donne une impression de collection d'objets d'autant plus forte que ce vocabulaire est entièrement concret ; le choix des mots s'opère dans un très petit nombre de champs sémantiques, toujours les mêmes : noms géographiques et toponymes ; noms de bêtes sauvages, terribles ou répugnantes ; noms de parties[...]
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Écrit par
- Paul ZUMTHOR : ancien professeur aux universités d'Amsterdam, de Paris-VII, de Montréal
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