ISKANDER FAZIL (1929-2016)
Fazil Iskander occupe une position originale dans la littérature soviétique : d’une part, bien qu’étant abkhaze (il est né à Soukhoumi le 6 mars 1929), il écrit en russe, d’autre part, il a choisi le genre de la satire, ce qui constitue un défi et un exploit dans un pays totalitaire qui, de par sa nature, tolère mal les textes subversifs.
Iskander, à l’instar du Kirghize Tchinguiz Aïtmatov, du Tchouktche Iouri Rytkhéou ou du Géorgien Boulat Okoudjava, illustre l’enrichissement de la littérature russe par des cultures très différentes – phénomène remarquable de la vie littéraire soviétique des années 1970. Son univers fictionnel s’inscrit dans un réseau de références extrêmement variées : il puise dans le folklore du Caucase, dans son riche passé mythologique (c’est par exemple sur les rives de la Colchide qu’abordèrent les Argonautes en quête de la Toison d'or) et culturel (avec ses multiples peuples et langues, la cohabitation de l’islam et du christianisme) ainsi que dans la culture russe.
Entré en littérature en tant que poète, Fazil Iskander se tourne rapidement vers la prose et rédige au fil des ans une vaste chronique de son Abkhazie natale : Sandro de Tchéguem(Sandro izČegema) est un ensemble de nouvelles commencé en 1970 et qui s’est enrichi de centaines de pages en quelque vingt années (1973, 1979, 1981, 1989), au fil des diverses versions. La forme de la nouvelle permet à l’auteur de s’affranchir de la clôture qu’impose le roman et de la continuité chronologique et narrative. L’épopée couvre un large intervalle de temps – du xiie siècle aux années contemporaines en passant par les premières années du pouvoir soviétique – et emprunte les chemins tortueux de la digression (procédé hérité de Gogol) et les méandres d’une narration polyphonique qui s’oppose à la linéarité monologique des discours officiels.
Iskander est le chantre du mode de vie simple des paysans abkhazes, qu’il a lui-même connu enfant et dont l’homme, selon lui, s’est écarté pour son malheur. L’harmonie est étroitement liée à la nature généreuse d’Abkhazie, entre mer et montagne, et à l'espace du village. L’organisation sociale traditionnelle, rurale et patriarcale, est présentée par Iskander comme idéale : le lieu central en est la cour, creuset d'une communauté où chacun est accepté, du simplet à l’enfant. La convivialité s’exprime dans la truculence des banquets et des fêtes : Sandro, le héros de l’épopée, est un tamada – chef des cérémonies lors des repas – hors pair. C’est un personnage picaresque haut en couleur, plein de verve et d’une ruse frisant souvent l’amoralisme, signe de sa profonde indépendance. Cet art du bien-vivre est synonyme de liberté : hospitalité, tolérance, humour et ouverture d’esprit répondent à la petitesse des calculs pour se faire le serviteur du pouvoir en place.
Cette forme de société est en complète opposition avec les règles imposées par le pouvoir soviétique. Ici intervient la dimension satirique d’Iskander, qui pourfend les tares du nouvel ordre par le biais du rire et du burlesque : il met en scène la corruption généralisée, la peur induite par l’essence totalitaire du régime, la vanité du tyran, les expériences délirantes de la science soviétique, ridiculisées dans son roman La Constellation du chèvraurochs(Sozvezdiekozlotura, 1966).
Iskander utilise volontiers l’allégorie, comme dans Les Lapins et les boas (Kroliki i udavy, 1982), qui démonte les rouages du mécanisme totalitaire. C’est la peur qui hypnotise : l’asservissement est le fait de la faiblesse de la victime, et non de la puissance du bourreau. Mais le constat est amer : les lapins ne parviennent pas à se libérer du joug des boas à cause de la lâcheté, de l’opportunisme et de la soif de pouvoir de certains d’entre eux.
Comme les fabulistes, Fazil[...]
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Écrit par
- Hélène MÉLAT : maître de conférences en littérature et culture russes, Sorbonne université
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