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FÉMINISME Le féminisme des années 1970 dans l'édition et la littérature

Suicidées de la société

« Toute femme née pourvue d'un grand don au xvie siècle serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans une chaumière solitaire à l'orée du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte et faisant l'objet de moqueries... » (Virginia Woolf, Une chambre à soi.) « Elle parle la langue des marécages. Pourquoi s'étonner qu'on ne la comprenne pas ? Quelquefois, par mégarde, le patois. Mais tu ne dois pas. La sorcière au châle noir éructe... » (Jeanne Hyvrard, Les Prunes de Cythère.)

Si la « sorcière », déjà louée au xixe siècle, dans des termes grandioses, par Michelet, a pu apparaître aux nouvelles féministes (et tout particulièrement en littérature) comme un archétype de figure féminine revendicatrice, c'est sans doute par la force de négativité qu'elle représente. Personnage d'une mythologie noire opposée aux mythologies « familialistes », nantie d'un pouvoir parallèle au pouvoir social, liée à cette nature mystérieuse et sans parole que notre idéologie associe à la féminité, elle rassemble les traits d'un irrationnel où la maternité productive et positive se renverse en une puissance de mort. Or tel est bien le problème central de la réflexion féministe contemporaine. En effet, si dans la fonction maternelle une femme peut ressentir, en tant qu'individu, le risque d'un clivage opéré sur son corps et d'une perte d'identité, si la maternité ne dit pas le tout de la féminité, cette dernière sera renvoyée, par un principe d'exclusion, à l'espace négatif de la sorcière : solitaire, mutique, asociale, improductive, repliée sur une féminité en absence, confrontée à l'image persécutrice de sa propre mère, une telle femme sera projetée dans un processus de déconstruction de type psychotique, que souvent l'écriture, ce « garde-fou » (Lara Jefferson, Folle entre les folles), ne suffira pas à détourner ou à objectiver.

De ce point de vue, l'histoire d'un certain nombre de femmes écrivains pourrait être racontée comme celle de « suicidées de la société » (pour reprendre la formule d'Artaud à propos de Van Gogh). Un grand nombre des meilleurs auteurs féminins du xxe siècle ont en effet vécu et sont morts dans des conditions tragiques, traversés et détruits par cette «  folie » qui n'est jamais qu'un bord assigné par le système social. Virginia Woolf, divisée toute sa vie entre l'écriture et la maladie mentale, se noie dans la rivière proche de sa maison en mars 1941, à l'âge de cinquante-neuf ans. Sylvia Plath, poète (Ariel) et auteur de La Cloche de détresse, roman paru en 1963, se suicide un mois après la sortie de celui-ci, à l'âge de trente ans ; Anna Kavan (Neige, Demeures du sommeil), Sophie Podolski (Le pays où tout est permis), ainsi que Danièle Collobert (Il donc) mettent aussi fin à leurs jours. Unica Zürn, dessinatrice et écrivain, auteur de deux très beaux livres, L'Homme-Jasmin et Sombre Printemps, après avoir été internée à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques, se suicide le 19 octobre 1970, à l'âge de cinquante-quatre ans. Toutes ces femmes ont expérimenté sur leur propre corps ces traits de la maladie et de la douleur dont notre société a fait, depuis la parole de la Bible (« Tu enfanteras dans la douleur »), un apanage de la féminité. De cette déchirure physique et mentale, leurs textes ne cessent de rendre compte : L'Homme-Jasmin se présente comme le journal clinique d'une malade qui jouit des images colorées, des rêves, des symboles et des rites étranges de son délire ; Demeures du sommeil met en scène l'alternance fascinante de la veille et du sommeil, de la douleur et du rêve peuplé de fantasmes et de fantaisies ; La Cloche de détresse[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de jeunes filles de Paris, agrégée de l'Université (lettres)

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Médias

Monique Wittig - crédits : Les Lee/ Daily Express/ Hulton Archive/ Getty Images

Monique Wittig

Virginia Woolf - crédits : George C Beresford/ Hulton Archive/ Getty Images

Virginia Woolf

Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film <em>Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles</em> - crédits : Marion Kalter/ AKG images

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