FÉMINISME Le féminisme des années 1970 dans l'édition et la littérature
Le « continent noir »
À propos de la sexualité féminine, Freud emploie la formule désormais bien connue de « continent noir » de la psychanalyse. À peu près à la même époque, un jeune Juif viennois, Otto Weininger, publie un livre raciste, misogyne et antisémite, Sexe et Caractère, et se suicide quelques mois plus tard après avoir déclaré à un ami : « As-tu déjà pensé à ton double ? et s'il arrivait maintenant ! Le double est cet être qui sait tout de chacun, qui sait même ce que personne jamais n'avoue ! » Et Freud encore disait : « La pénétration dans la période pré-œdipienne de la petite fille nous surprend, comme dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minoé-mycénienne derrière celle des Grecs. » Dans ces trois exemples apparaît la même image : celle d'une étrangeté (sexuelle) de la femme, décrite en termes de race. Cette étrangeté est aussi proximité violente d'un « double » de soi-même : autre côté, autre race, métaphore du dehors ou du différent au plus profond de soi, cette image raciste, qui fait référence à l'organisation colonialiste des sociétés occidentales, confond dans la même exclusion la femme et le « colonisé » (Juif, Noir...). Or cette confusion est revendiquée par les féministes elles-mêmes, de la même manière qu'elles peuvent revendiquer une définition négative par la « folie ».
Le mouvement américain a ainsi parfois repris à son propre compte le slogan des Noirs : I am black and I am beautiful ; Simone de Beauvoir, on l'a vu, forge le mot de « féminitude » sur le modèle de « négritude » ; Hélène Cixous, juive française de mère allemande et originaire d'Afrique du Nord, fait, elle, l'éloge du « continent noir » ; dans Les Prunes de Cythère, Jeanne Hyvrard écrit l'histoire d'une colonisation dans les « îles », et dédie son livre « au Nègre inconnu ». Les exemples de ce retour par les féministes modernes à un imaginaire « africain » ou plus largement d'exotisme et de sauvagerie pourraient être multipliés presque à l'infini. De manière peut-être plus troublante, on le retrouve aussi avec la même fréquence chez des auteurs qui n'ont pas de rapports directs avec le mouvement ou, du moins, avec sa théorie et ses axes de revendication. Pour Marguerite Duras, l'écriture est ainsi le moyen d'un retour aux images de l'enfance en Indochine et d'une réflexion sur un passé colonial désormais clos, où la pauvreté côtoyait la richesse et où la maladie, la perte de soi, la mort étaient les fondements mêmes où se relançait la vie des femmes (Un barrage contre le Pacifique, Le Vice-Consul, India Song). La question coloniale est encore centrale chez Doris Lessing qui consacre une partie de son œuvre principale, Le Carnet d'or, à des scènes rhodésiennes à travers lesquelles l'analyse politique en termes de lutte des classes tenue par les personnages masculins apparaît à la fois dérisoire face à l'oppression plus tragique des Noirs rhodésiens, et illusoire du point de vue des personnages féminins. Enfin, on ne saurait oublier que le premier roman de Virginia Woolf, La Traversée des apparences (The Voyage Out), a également pour cadre un pays tropical et que c'est dans la région centrale de la forêt, vierge comme Virginia, que l'héroïne, Rachel, rencontrera sa féminité, sa sexualité et, du même coup, sa destruction et bientôt sa mort.
Si cette métaphore « africaine » est si insistante, ce n'est pas seulement par dénonciation du système politique colonialiste mais aussi parce que le colonialisme lui-même est porteur d'associations imaginaires riches en irrationnel. Les méthodes de colonisation, par exemple, renvoient à des images de viol ; la justification économique (alimentaire) traite d'autre part le Tiers Monde comme un[...]
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Écrit par
- Brigitte LEGARS : ancienne élève de l'École normale supérieure de jeunes filles de Paris, agrégée de l'Université (lettres)
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Médias
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