BRAUDEL FERNAND (1902-1985)
L’histoire dans les sciences sociales
Plutôt lente et atypique, la carrière de Fernand Braudel s’accélère quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. De 1946 à 1948, il prend avec Lucien Febvre la direction de la revue des Annales, sous-titrée désormais ESC pour « Économies, sociétés, civilisations ». En 1950, après avoir échoué à obtenir une chaire en Sorbonne, il est élu au Collège de France à celle d’histoire de la civilisation moderne que vient de quitter Lucien Febvre. Dès sa leçon inaugurale, Braudel formule les contours de ce qu’il nomme bientôt le « marché commun des sciences sociales », en particulier dans son article sur la longue durée (Annales ESC, 1958) dans lequel il prolonge et développe la réflexion épistémologique mise en œuvre dans sa thèse. L’article, l’un des plus importants de l’histoire de la discipline, formule certes une conception inédite du temps et des durées, mais il propose en parallèle un programme ambitieux de réforme des sciences sociales.
La longue durée, conçue comme socle de toutes les durées, est comprise dans une théorie à partir de laquelle il est possible de repenser l’histoire comme totalité. Les étagements de la durée sont une modélisation, une construction de l’esprit, une « mise en intrigue » aurait écrit Paul Ricœur, un instrument destiné à rendre intelligible la complexité de la réalité historique. L’article est aussi et surtout une proposition historienne pour dégager un nouveau langage des sciences sociales grâce aux mathématiques sociales et à la modélisation, un programme fort pour relever le défi de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, qui entre au Collège de France en 1959, quelques mois après la parution de l’article de Braudel.
En 1956, à la mort de Lucien Febvre, Braudel prend seul la tête des Annales, transforme et propulse la revue au rang des grandes revues internationales de sciences sociales. Celle-ci s’impose durablement comme un forum de réflexions, de débats et d’expérimentations où sont mûries la plupart des innovations historiographiques majeures de l’après-guerre.
L’aménagement de la recherche collective et l’organisation des sciences sociales effervescentes figurent désormais au centre des préoccupations de Braudel. Alors qu’il échoue à réformer l’agrégation d’histoire dont il préside le jury de 1950 à 1955, il parvient à transformer la modeste VIe section de l’EPHE en un centre de recherche de premier ordre. Secondé très efficacement et suivi fidèlement par Clemens Heller, Braudel, en entrepreneur déterminé des sciences sociales, y met en œuvre une remarquable politique d’ouverture internationale, d’exportation de la recherche française et d’accueil des chercheurs du monde entier, reçus à la Maison des sciences de l’homme (créée par Braudel en 1963) puis à la Maison Suger. En 1975, sous le nom d’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), la VIe section se distingue et s’émancipe de l’EPHE, confirmant la position prestigieuse de l’histoire dans les sciences sociales. L’institution fonctionne alors comme un laboratoire expérimentant de nouvelles formes de travail (enquêtes collectives), de nouvelles thématiques à large échelle (aires culturelles), de nouvelles méthodes (quantitatives), tout en étant soutenue par une politique éditoriale active et dynamique.
Accomplie dans une conjoncture de croissance économique (les Trente Glorieuses) et dans une ambiance de confrontation politique et idéologique (la guerre froide), qui se trouvent être d’une grande richesse pour les sciences sociales, l’action volontariste de Braudel s’affirme dans une voie intermédiaire, finalement fédératrice, entre le marxisme soviétique et le libéralisme américain, pourtant peu enclins l’un et l’autre à l’analyse historique.
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Écrit par
- Bertrand MÜLLER : directeur de recherche au CNRS
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