DELIGNY FERNAND (1913-1996)
Insaisissable, déconcertant. Toujours ailleurs que là où on croit le situer. S'employant au demeurant lui-même, assidûment, à brouiller les pistes. Suscitant par dizaines des disciples, voire des imitateurs, lors même qu'il singularise ses entreprises, ses « tentatives », et cherche à les soustraire à toute possibilité de reproduction. Homme de tous les refus, ou presque – et, de la part de certains, objet d'un culte. Acharné à décentrer, à détourner, à déconstruire – et par là même souvent conduit, comme malgré lui, à recentrer, à recadrer, à asseoir de nouvelles fondations.
Telle peut être une des approches, pleine de paradoxes et de contradictions, du personnage Deligny. Nul n'a travaillé autant que lui à l'art de penser à côté – à côté de tous les systèmes, de toutes les théories, de toutes les doctrines. Marginal, il le fut au Parti communiste, avec lequel il fit un bout de chemin ; il le fut dans le monde de l'enseignement et de l'éducation, dans celui de la psychiatrie et, bien sûr, aussi dans celui de la philosophie, ou de l'anthropologie. Car à se poster toujours à côté, on ne sait plus très bien où le situer, dans quel monde, et ce sont les cloisonnements conventionnels entre ces mondes qu'il brouille à plaisir, pour notre plus grand inconfort – et notre plus grand intérêt.
Fernand Deligny était pourtant, sans aucun doute, un homme de dialogue, à sa façon. Grand lecteur, on sent qu'il annotait ses lectures, qu'il écrivait dans les marges. Il y a des auteurs qu'il a littéralement empoignés et, s'il les citait, c'était comme on cite quelqu'un à comparaître et qu'on le somme de s'expliquer. Seulement, le « dialogisme » de Deligny était assez spécial : on pense qu'il va discuter avec son interlocuteur, contredire, opiner, agiter des arguments – mais le voilà plutôt qui ouvre son dictionnaire, et tout à coup on prend la tangente, on se demande bien où ça va aboutir, et on se retrouve en général sur une position complètement inattendue mais d'où l'on ne manque pas de découvrir un nouveau point de vue sur la question abordée.
Fuyant toute situation installée (mais il se fixera enfin sur son « radeau » cévenol, à relever avec une infinie patience les « lignes d'erre » des enfants sans langage), il ne cesse d'abord de louvoyer, disant que s'il se retrouve quelque part il n'y est pas pour grand-chose.
Né dans la banlieue lilloise, il devient instituteur, mais se destine à l'enfance inadaptée et atterrit ainsi à l'asile d'aliénés d'Armentières : il côtoiera toujours la psychiatrie et tirera de ses souvenirs d'asile son premier livre, Pavillon 3 (1943), et plus tard son plus beau roman, La Septième Face du dé (1980).
En 1937, il enseigne en classe de perfectionnement, mais vire bientôt de la pédagogie à l'éducation et devient conseiller technique d'un plan de prévention de la délinquance. Formateur d'éducateurs spécialisés en 1943, le voici, à la Libération, directeur pédagogique du Centre d'observation et de triage de Lille, d'où il impulse d'importantes innovations (éducateurs choisis parmi les ouvriers du quartier, création d'ateliers aux travaux rémunérés, week-ends en famille ou dans des familles d'accueil). En 1946, il est délégué régional de Travail et Culture, et deux ans plus tard, s'appuyant sur les Auberges de jeunesse, il crée La Grande Cordée, réseau d'hébergement de jeunes en rupture de société, « tentative » restée légendaire dans le monde de l'éducation. Au début des années 1950, il passe quelque temps au laboratoire de Henri Wallon, puis se retire à la campagne en compagnie d'enfants très perturbés. Durant tout ce temps, il n'aura cessé d'écrire (Graine[...]
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Écrit par
- Roger GENTIS : ancien psychiatre du secteur public
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