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PESSOA FERNANDO (1888-1935)

« Tout sentir de toutes les manières »

On peut répartir les ouvrages de Pessoa en six grands massifs : l'œuvre poétique écrite en portugais sous son propre nom (Cancioneiro, Message) ; l'œuvre dramatique (Le Marin, Faust) ; l'œuvre poétique en anglais (The Mad Fiddler, Sonnets, Antinoüs, Epithalame) ; les « fictions de l'interlude », regroupant tous les poèmes des hétéronymes Alberto Caiero, Ricardo Reis et Alvaro de Campos ; le Livro do desassossego (Livre de l'intranquillité), journal intime attribué au « demi-hétéronyme » Bernardo Soares ; enfin l'ensemble des autres écrits en prose (récits, essais, articles), presque tous posthumes, la plupart inachevés, qui traitent des sujets les plus variés : littérature, philosophie, théologie, beaux-arts, psychologie, sociologie, politique, économie et même comptabilité. Une place à part peut y être faite au seul récit publié du vivant de l'auteur, le Banquier anarchiste, dont l'humour tranche sur la tonalité tragique de l'ensemble de l'œuvre.

L'expérience fondamentale de Pessoa, c'est celle de l'excès de conscience de soi, qui lui donne le sentiment d'une totale irréalité de soi-même et du monde. « Plus je vois clair en moi, plus obscur est ce que je vois », dit son Faust, qui éprouve à la fois la douleur d'être lui-même et « l'horreur métaphysique de l'Autre ». La poésie élégiaque que Pessoa signe de son nom est la plainte d'une conscience privée d'être, qui s'analyse au lieu de sentir et qui « feint » l'émotion qu'elle ne ressent pas, ou même celle qu'elle ressent trop confusément pour pouvoir l'exprimer. Cette poésie est un lyrisme critique. Pessoa est le poète de l'ère du soupçon. Il a la nostalgie d'une culture primitive, antérieure au platonisme et au christianisme, où il était possible à l'homme de vivre en relation immédiate avec la nature. C'est pour retrouver cette innocence qu'il devient Alberto Caeiro, puis Ricardo Reis. Sous ces identités différentes, il fait l'expérience d'une autre forme de la condition humaine, où le critère de la vérité n'est plus intellectuel mais sensoriel, sensuel. Au lieu de postuler une valeur transcendante, le poète païen reconnaît dans la diversité des choses la présence concrète et plurielle des dieux, dont le philosophe du « néo-paganisme », Antonio Mora (encore un hétéronyme) annonce le « retour ». Dans le Gardeur de troupeaux, Alberto Caeiro célèbre ses noces avec la terre : il refuse de penser le monde ; il se borne à constater son existence, pour s'en émerveiller. Ricardo Reis, dans ses Odes horatiennes, exprime la sérénité d'une conscience qui accepte sa condition mortelle et choisit de jouir de l'instant fugitif. Le troisième grand hétéronyme, Álvaro de Campos, choisit la voie dionysiaque. Il s'abandonne à la violence des sensations et des sentiments, jusqu'à éprouver le vertige du sacré. Disciple de Walt Whitman, il est le poète des grands espaces sauvages, mais aussi de la civilisation urbaine industrielle. Il crie l'intensité de son désir dans d'immenses Odes (plus de mille vers pour la seule Ode maritime), dont l'éloquence délirante contraste avec la retenue de Caeiro et de Reis.

Pessoa va se débarrasser assez vite des deux premiers poètes païens. Il garde auprès de lui Campos, qui sera de plus en plus son double ; mais c'est un Campos différent. Sa soif de vivre ne peut pas être étanchée ; elle n'est pas à la mesure du réel. Il se fait le chantre de son propre échec et de l'échec humain en général. Si l'auteur orthonyme est le plus harmonieux des poètes de la constellation Pessoa, Caeiro le plus sobre, Reis le plus artiste, le jeune Campos le plus puissant, le Campos des dernières années en est le plus[...]

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Écrit par

  • : agrégé des lettres, ancien directeur de l'Institut français de Lisbonne

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Fernando Pessoa - crédits :  Apic/ Getty Images

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