ADRIÀ FERRAN (1962- )
Une cuisine de la métonymie
En janvier 2003 débute le programme Inicon, conduit par le Centre des technologies TTZ à Bremerhaven (Brême) en Allemagne, avec un cofinancement de l'Union européenne et d'industries du secteur agroalimentaire. Inicon, auquel Ferran Adrià est associé, expérimente des produits (arômes artificiels, gélifiants tels qu'alginates ou carraghénanes) et des techniques (cuisson à l'azote liquide, sphérification), qui inspirent de nouvelles recherches au sein de l'Atelier. Ces travaux coïncident avec le succès médiatique obtenu par la « gastronomie moléculaire », un courant scientiste auquel Ferran Adrià est fréquemment rattaché et se défend régulièrement d'appartenir.
« Déconstruire, dit-il paraphrasant Jacques Derrida, cela consiste, en cuisine, à adapter un plat classique à un style nouveau. » Qui croit manger un lapin en civet trouve dans son assiette une sauce au chocolat et une gélatine chaude de pomme. Puis il précise sa démarche : comment suggérer un goût de crustacé dans une préparation de plat qui n'en comporte pas ? C'est ce qu'Adrià appelle « le jeu des anatifes de Cala Montjoi ». L'anatife est un nomade pélagique, vivant au large, suspendu à un objet flottant, coque de bateau, épave ou bidon de plastique. Ni pêché, ni commercialisé, ce crustacé n'est guère comestible. Il est remplacé, dans ce plat, par un jus gélatineux d'algues nori fraîches. Une saveur pour une autre, un terme appliqué par métonymie à un produit de substitution est un jeu, un trait d'humour culinaire, que Ferran Adrià revendique comme « une composante du sixième sens ».
Ferran Adrià nomme « sixième sens » la procédure de recherche substitutive qui est un des moteurs de sa création, à l'instar des futuristes des années 1930, auxquels il se réfère explicitement. L'imaginaire fait le reste. Chamallows de parmesan, caramel d'huile de courge, huître et sa perle sont quelques-unes des trente-deux assiettes qui composent la dégustation imposée. Les produits, modifiés, disparaissent, réduits à l'état de textures, d'espuma (écume) et de gélatines aux arômes artificiels. On songe aux surréalistes catalans, à Miró plus qu'à Dalí, qui se revendiquait « Catalan universel », explorant à la fin de sa vie les possibilités de la sculpture gazeuse et de la peinture en quatre dimensions. C’est d’ailleurs en qualité d'artiste à part entière que Ferran Adrià a été invité, en 2007, par la Documenta de Kassel, la grande manifestation d'art contemporain.
La chaire qui lui a été confiée en 2005 par l'université Camilo José Cela de Madrid a trait au partage d'une culture gastronomique et à l'observation scientifique des aliments. Le rejet des bases culinaires, tabula rasa, ne facilite guère la transmission. Adrià a plus d'émules que d'élèves, comme le chef britannique Heston Blumenthal (The Fat Duck, à Oxford). Des voix s'élèvent cependant pour critiquer les méthodes et les produits de cette cuisine. « Il faut arrêter avec les goûts brouillés et sucrés de la cuisine d'avant-garde », déclare Frédy Girardet (Le Monde, 6 sept. 2007). Le grand cuisinier suisse, retiré en 1996, conteste également qu'un simple indice de notoriété, recueilli sans garantie, puisse établir une hiérarchie entre les cuisiniers du monde entier.
Début 2010, Ferran Adrià annonce qu'il va fermer son restaurant en 2012 et 2013 pour « se ressourcer, réfléchir et préparer la feuille de route d'El Bullijusqu'en 2020 ». Il justifie sa décision, prise en accord avec Juli Soler, son associé, en raison de la fatigue et la lassitude du créateur : « C'est comme si l'on demandait à Galliano [styliste chez Dior] d'aller à l'usine tous les jours ».
Ce retrait[...]
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Écrit par
- Jean-Claude RIBAUT : chroniqueur gastronomique, écrivain
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