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FEUILLETON

Le monde du feuilleton

Ainsi, en peu d'années, le roman populaire a recensé ses territoires et donné forme stable au continent qu'il découvrait. II a appris à se soumettre à trois principes d'organisation : la série , qui définit son mode de production, le genre, qui qualifie et délimite ses contenus, le niveau, critère implicite qui renvoie à l'appartenance sociale du lecteur et se traduit dans le mode d'écriture. Le roman populaire va longuement se reproduire dans ces conditions et, parce qu'il est « littérature de genre » et « littérature de série », parce qu'il se soumet à un code de recettes, il ne pourra jamais prétendre à l'acquiescement du monde lettré.

Georges Simenon - crédits : Keystone Features/ Getty Images

Georges Simenon

Pour les mêmes raisons, les nombreux auteurs qui ont peuplé les diverses zones de la littérature industrielle nous demeurent mal connus. Même les plus notoires, de Paul Féval à Marcel Allain et à Georges Simenon, restent moins célèbres que leur héros, Lagardère, Fantômas ou Maigret. Quant aux autres, ils ont laissé au mieux une signature. Mais qui sont donc les romanciers populaires ? Ils forment un monde à part, bien distinct du milieu littéraire consacré. D'un camp à l'autre, le passage est l'exception. Pourtant, des deux côtés, c'est le même journal qui sert de tremplin à bien des carrières, et l'on aurait pu s'attendre qu'il crée des solidarités. Il n'en est rien : aucun mélange ne s'opère, chacun jouant le rôle qui lui revient d'un côté ou de l'autre de la barrière. Dans Le Roman du quotidien, qui étudie la lecture populaire à la Belle Époque, Anne-Marie Thiesse a tenté de mieux cerner le groupe des auteurs feuilletonistes. Pour elle, trois caractéristiques sociales en dessinent les contours. En majorité, le groupe provient de la petite bourgeoisie et des classes populaires, avec une origine provinciale marquée. Ses membres, qui ont fait au moins des études secondaires, se tournent vers le journalisme parce que les professions à diplôme sont encombrées. Il s'agit d'un groupe en ascension qui met ses espoirs dans une réussite rapide, apportant popularité et richesse. Parmi ceux qui connaissent cette réussite, quelques-uns accèdent même à un statut de respectabilité. Chansonnier canaille et anarchisant, Aristide Bruant finit en propriétaire nationaliste. Feuilletoniste populaire, Paul Féval se transforme en président de la Société des gens de lettres et, par-delà, donne dans le conservatisme radical. On notera cependant que l'un comme l'autre sortaient des rangs de la bourgeoisie aisée et, à la différence de maints collègues, avaient commencé en « déclassés ». Déclassé encore Maurice Leblanc, le père d'Arsène Lupin, et plutôt deux fois qu'une : fils de riche armateur, épigone sans gloire du naturalisme, il se laisse emporter par un succès accidentel, qu'il n'avait ni voulu ni prévu.

Mais la réussite n'est jamais garantie. Beaucoup d'auteurs demeurent obscurs et besogneux, les uns versant dans la polygraphie, d'autres se faisant les « nègres » d'écrivains mieux lancés, tels que Dumas, Scribe ou, plus tard, Willy. Mais il n'en est aucun qui ne « tire à la ligne ». Même les plus fortunés connaissent la servitude du feuilletoniste, forcé de remettre sa copie au jour le jour et dans l'urgence. Auteur vedette du Petit Journal, Émile Gaboriau se lamente, dans une lettre à sa sœur citée par Roger Bonniot : « Pris à l'improviste par Le Dossier no 113 [...], je l'écris au jour le jour et j'ai donné hier

soir le feuilleton que vous lirez demain matin. On n'imagine pas, quand on n'en a pas tâté, ce que c'est qu'un travail pareil. L'assujettissement est affreux. On ne peut disposer d'une minute, la préoccupation est constante [...]. Ajoute à cette meule quotidienne la révision[...]

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Écrit par

  • : docteur en philosophie et lettres, professeur à l'université de Liège

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Médias

<it>Vingt Mille Lieues sous les mers</it>, J. Verne - crédits : AKG-images

Vingt Mille Lieues sous les mers, J. Verne

Georges Simenon - crédits : Keystone Features/ Getty Images

Georges Simenon

<em>Les Misérables</em>, V. Hugo - crédits : Géo Dupuis/ musée Victor Hugo, Paris/ AKG Images

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