FILLE (C. Laurens) Fiche de lecture
« C’est une fille »
Les femmes disent que leur corps ne leur appartient pas. Et qu’en est-il des mots qui les désignent ? « Fille »traduit précisément l’infériorisation du sexe féminin en fonction d’une règle de vie assignée, la langue dictant d’emblée une construction sociale et familiale, comme si on n’était jamais que « fille de… » avant de devenir « femme de… » Peut-on rendre au mot « fille » – et à celle qui se le voit attribuer – sa pleine liberté ? C’est tout l’enjeu du livre.
Au fil de ses trois parties, le roman couvre trois naissances – celle de la narratrice Laurence Barraqué, celle de son fils Tristan, tôt perdu, et celle de sa fille Alice –, soit une expérience féminine qui mène de l’enfance à la jeunesse et à la maternité, jusqu’à la conquête de soi à laquelle parvient Alice. Ressaisir des souvenirs, des sensations, des sentiments, le récit ne peut le faire qu’à partir des mots qui marquent la différence entre femme et homme dans la France moyenne et petite-bourgeoise des années 1960.
La narratrice tutoie la fille qu’elle a été jusqu’à ses trois ans, avant que le récit ne se poursuive – avec un retour significatif au « tu » dans la partie centrale du livre qui évoque la naissance et la mort prématurée du premier-né, Tristan – sur un « je » qui découvre le monde : « Je parle mieux que je ne bouge, j’écoute mieux que je ne cours, je préfère jouer avec les mots qu’à chat perché. » Comme si la langue était le privilège des filles auxquelles on apprend tôt à brider leur corps. Attentive aux mots-matériaux de la langue, déclinant au fil de son récit les différentes acceptions du mot « fille », Laurence se sent en dépendance, héritière simultanée d’une filiation et d’un sexe. Car si tout fils est aussi un garçon, la fille n’est jamais que fille à la double origine, familiale et sexuelle. Quand elle ne se voit pas condamnée à rester célibataire (« vieille fille ») ou à risquer de devenir une « fille perdue ».
Entreprise d’introspection et témoignage portant sur une époque qui court de 1960 jusqu’à nos jours, Fille est aussi une manière de roman familial où la condition féminine se laisse entrevoir à travers les trois générations précédentes – bisaïeule, aïeule et mère. Ainsi, l’arrière-grand-mère de Laurence, mère de sa grand-mère et fille-mère, ne raconte pas le sentiment amoureux, qui lui est inconnu, mais la dignité d’être « présentable ». Et les événements d’une vie de femme, ses postures, semblent condamnés à se transmettre de génération en génération, tel le silence dur de la grand-mère quand elle apprend l’inceste du grand-oncle commis sur sa petite-fille : il faut à tout prix taire l’agression et la transgression de l’interdit.
La tâche ingrate pour toute fillette est d’apprendre non à partager mais à perdre. Sous les yeux de Laurence, les filles n’ont guère le droit à la parole ; peu loquaces, elles préfèrent parler entre elles à la maison où la fillette effarée voit sa grand-mère chasser la poussière du jour, répétant les mêmes gestes. Quant aux hommes, ils détiennent le savoir et la parole leur est donnée de fait. De plus, l’équivalent de la virginité pour la fille serait l’expérience pour le garçon car celui-ci « sait » ; ainsi le père médecin entreprend-il l’éducation sexuelle de ses filles qui doivent respecter le cycle menstruel, la régularité et éviter de « tomber » enceintes. Seul Daniel, ami de Laurence, saura évoquer brièvement la peur éprouvée par les garçons, celle de ne pas être à la hauteur, devoir se bagarrer, ne pas pleurer, impressionner les filles. Or, cette même narratrice pressent que les garçons sont faits pour elle – révélation de la différence sexuelle et découverte du désir et de la fascination pour l’autre. Mais, la fille s’apprête pour séduire, le garçon[...]
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Écrit par
- Véronique HOTTE : critique de théâtre
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