FIN DE PARTIE, Samuel Beckett Fiche de lecture
D’un quatuor l’autre
Quatre ans après En attendant Godot, Beckett franchit avec Fin de partie une étape supplémentaire sur la voie d’une poétique théâtrale radicalement nouvelle. Les deux pièces présentent des similitudes et s’inscrivent même dans une forme de continuité : à certains égards, le couple Hamm-Clov reprend et prolonge le couple Lucky-Pozzo. Beckett n’a pas encore totalement rompu avec les formes dramatiques traditionnelles : on retrouve ici, même réduits à leur plus simple expression, des personnages, un décor, des accessoires, des dialogues et des monologues, des didascalies, etc., voire, sous forme de citations détournées, les traces d’une culture classique (« Mon royaume pour un boueux »).
Le travail de sape entamé avec Godot ne s’en poursuit pas moins ici. Un vague décor demeure, mais la « route à la campagne avec arbre » de la pièce précédente est devenue un « intérieur sans meubles ». Hamm, Clov, Nell et Nagg, dont les noms sonnent comme des onomatopées, conservent bien entre eux des relations, à la fois biographiques (filiation sur trois générations, souvenirs de la vie d’avant) et sociales (Hamm et Clov, lointains descendants du couple maître-valet de comédie), mais ils ont encore perdu en humanité et en profondeur psychologique par rapport à Estragon, Vladimir, Pozzo et Lucky. La déchéance des personnages s’affirme : les clochards frappés d’amnésie, de cécité et de mutisme sont devenus de véritables infirmes, paralytiques et aveugles (Hamm), boîteux et malvoyant (Clov) ou des vieillards culs-de-jatte abandonnés dans des poubelles comme des déchets (Nell et Nagg). Tout ce petit monde, englué dans un éternel présent de répétition, entre les bribes de souvenirs confus d’un passé niaisement embelli (une promenade sur le lac de Côme, la mère Pegg, « jolie comme un cœur »…) et la perspective d’une clôture sans cesse repoussée, s’agite et bavarde sans autre enjeu que, littéralement, passer le temps. Ainsi, l’attente interminable du mystérieux Godot ‒ auquel on n’a pas manqué d’attribuer, contre l’avis de l’auteur, une signification symbolique ‒ a-t-elle laissé la place à celle d’une simple fin – du monde, de la vie – qui n’en finit pas.
L’entreprise de démolition ne débouche pourtant pas tout à fait sur le vide absolu et le silence. Du moins pas encore : les derniers textes de Beckett n’en seront pas loin. Dans cet univers en voie d’extinction, où tout est « mortibus » et où l’on s’attache d’autant plus compulsivement aux rares possessions restantes (un mouchoir, un sifflet, un chien en peluche…), quelque chose néanmoins persiste, qu’il faut bien appeler le théâtre. Même handicapés et mutilés, les corps ne renoncent pas à se mouvoir dans la cage de la scène. Si le langage semble incapable de signifier, il est toujours possible de jouer avec lui. Et, comme toujours chez Beckett, entre histoires drôles et calembours, du tragique de la condition humaine naît un rire ‒ grinçant, comme étranglé, mais un rire tout de même ‒, puisque, après tout, comme le dit Nell, « rien n’est plus drôle que le malheur ». Si la « partie » du titre, pour suggérer le caractère dérisoire de l’existence, évoque une forme de jeu, celui-ci, à son tour, renvoie inévitablement au jeu des acteurs (cabotin en anglais se dit hamactor). De fait, les personnages se distribuent les rôles et les répliques (« HAMM. — À moi (un temps) de jouer », « J’amorce mon dernier soliloque », « Jouons ça comme ça »…), s’amusent avec les spectateurs, et se font les scénographes de leur propre inanité : on voit ainsi Clov, au début de la pièce, délimiter l’espace du plateau, tel Figaro au début du Mariage.
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média
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